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vendredi 21 décembre 2018, par Club Politique Bastille

"Avec les gilets jaunes : contre la représentation, pour la démocratie"
12 DÉC. 2018 PAR LES INVITÉS DE MEDIAPART BLOG : LE BLOG DE LES INVITÉS DE MEDIAPART

Pierre Dardot, philosophe et Christian Laval, sociologue invitent à s’engager dans le mouvement des gilets jaunes pour s’assurer que « l’esprit profondément démocratique du mouvement » se perpétue et éviter les « les tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement ».

Rarement dans l’histoire un président de la République n’a été à ce point haï comme l’est aujourd’hui Emmanuel Macron. Son intervention télévisée du 10 décembre, solennisée à souhait, et les miettes qu’à cette occasion il a distribuées avec « compassion » aux plus pauvres, sans revenir en aucune façon sur les mesures les plus injustes encouragées ou décidées par lui-même, d’abord en tant que conseiller de Hollande puis comme ministre de l’économie et enfin comme président, ne changera rien à ce fait.

L’explication de ce rejet massif, on la connaît : le mépris de classe dont il a fait preuve, à la fois dans ses actes et dans ses paroles, lui revient violemment, avec toute la force d’une population en colère, et il n’y a là rien que de très mérité. Avec le soulèvement social des gilets jaunes, le voile se déchire, au moins pour un moment. Le « nouveau monde » c’est l’ancien en pire : tel est le message principal envoyé par les porteurs de gilet jaune depuis novembre dernier. En 2017, Macron et son entreprise « En marche » se sont servis de la profonde détestation des classes populaires et moyennes envers des gouvernants qui n’avaient eu de cesse jusque-là que d’aggraver leur situation au travail et dans leur vie quotidienne pour s’imposer contre toute attente dans la course à la présidence.

Dans cette conquête du sommet des institutions, Macron n’a pas hésité à utiliser cyniquement le registre populiste du dégagisme et de la table rase pour l’emporter, lui qui ne fut jamais que le « candidat de l’oligarchie », et notamment de sa corporation d’élite, l’inspection des finances [1]. La manœuvre était grossière mais elle a fonctionné par défaut. Il a gagné, avec des idées minoritaires, par un double vote de rejet, au premier tour celui des partis néolibéraux-autoritaires (les jumeaux du Parti socialiste et des Républicains) et au second tour, celui de la candidate du parti néofasciste français. En guise de renouveau, depuis le printemps 2017, les électeurs ont eu droit à une aggravation et à une accélération sans précédent de tout ce qu’ils avaient rejeté auparavant. Ils ont subi, sidérés, un déferlement de mesures qui, l’une après l’autre, affaiblissaient le pouvoir d’achat et le pouvoir d’agir des classes populaires et moyennes, et ceci au profit des classes les plus favorisées et des grandes entreprises.

Les sondages récents sur ce point ne trompent pas : le clivage de classe apparaît au grand jour dans les condamnations de la politique macronienne. Que le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des minima sociaux et du SMIC et le rétablissement de l’indexation des retraites sur l’inflation se retrouvent dans les principales revendications des gilets jaunes qui vont bien au-delà de la suppression de la hausse de la taxe sur les carburants et le moratoire sur le coût de l’électricité et du gaz, en dit long et beaucoup sur la signification sociale du mouvement. Seule la propagande éhontée du gouvernement sur les Ligues de 1934, les « séditieux » et les « factieux », complaisamment relayée par les médias inféodés et par quelques « personnalités médiatiques » ou par quelques dirigeants syndicaux dévoyés, a pu faire croire à certains que le mouvement était intrinsèquement fasciste.

Il faut le dire et le redire ici avec force : si l’extrême droite a tenté de récupérer cette colère populaire, et si elle y parvient éventuellement, ce ne sera que par la faillite de la gauche politique et des syndicats dans leur fonction de défense sociale des intérêts du plus grand nombre. Les gilets jaunes, que cela plaise ou non, ont réussi ce que trente ans de luttes sociales n’ont pas réussi à faire : mettre au centre du débat la question de la justice sociale. Mieux, ils ont imposé on ne peut plus clairement la question fondamentale pour toute l’humanité du lien entre justice sociale et justice écologique.

Une révolte anti-néolibérale

On ne peut comprendre cette révolte sociale qu’en la mettant en rapport avec le type de transformation que l’actuel pouvoir entend renforcer par l’acharnement fiscal et la brutalité réglementaire. La « révolution » macronienne n’est jamais que la mise en œuvre sur un mode radical et précipité d’une conception dominante de la société fondée sur la concurrence, la performance, la rentabilité et le « ruissellement » de la richesse depuis son sommet. Prolongeant une politique constante de défiscalisation du capital et des entreprises, il a continué et amplifié le transfert de la charge fiscale et sociale vers les ménages, surtout les plus modestes, en augmentant les impôts les plus inégalitaires qui portent sur la consommation au nom de la « compétitivité ». En d’autres termes, c’est en choisissant la voie la plus purement néolibérale que Macron a cherché à transformer la France, voulant ainsi, par cette « révolution » qui lui servait de programme, se faire le bon élève tout à la fois du patronat, des commissaires européens, et des « investisseurs internationaux ». Il n’était pas le premier, il ne sera sans doute pas le dernier, mais il a voulu exceller dans le genre, mieux que Sarkozy et Hollande réunis.

Mais il n’a sans doute pas eu les épaules assez larges ni toute l’adresse requise pour transformer les « gaulois réfractaires », les « illettrés » et les « gens de rien » en adeptes de la « start up nation » et en partisans de la baisse du coût du travail. Gérer l’État et diriger le gouvernement comme un grand patron le ferait dans une multinationale, selon les nouvelles normes d’une haute fonction publique convertie aux idéaux capitalistes, n’y a pas suffi. La centralisation et la verticalité de la Ve République, la répression policière tous azimuts, l’enrégimentement, jusqu’à la néantisation, d’une majorité parlementaire composée de fades néophytes et d’opportunistes patentés, ont été jusqu’à ce jour des moyens institutionnellement puissants mais néanmoins insuffisants pour faire accepter à la population la dégradation de ses conditions de vie et la réduction de ses moyens d’agir, aussi bien à l’échelle communale qu’au niveau des lieux de travail. La vie réelle l’a emporté sur les illusions d’une oligarchie aveuglée par sa « vérité » et qui avait cru son heure venue par la miraculeuse élection d’un président infantilement ivre de la toute-puissance politique que lui donnaient des institutions foncièrement anti-démocratiques. Le soulèvement social des gilets jaunes, en enrayant la machine néolibérale de Macron, a montré les limites de ce qu’il faut bien appeler son bonapartisme managérial.

Une dernière manœuvre ?

Cette pratique autoritaire du gouvernement a fait que le néolibéralisme a atteint un point de rupture. Sans doute les actuels gouvernants, soutenu par le patronat, tentent-ils une dernière manœuvre dont on peut d’ores et déjà deviner la nature, et qui consiste à utiliser la crise sociale et politique pour renforcer la néolibéralisation de la société plus subtilement que le « Blitzkrieg » de la première saison de Macron. On en connaît déjà les principaux arguments. Le premier, avec l’appui sans aucun scrupule déontologique de toutes les chaînes de télévision et de radio, c’est l’habituel appel à l’ordre devant les « violences » attribuées unilatéralement aux manifestants, naturellement complices des jeunes délinquants qui se sont livrés au pillage en fin de manifestation.

Faire peur et en même temps solliciter l’aide de toutes les forces « responsables », c’est non seulement exonérer le gouvernement de ses propres responsabilités, c’est aussi masquer toutes les violations des libertés les plus fondamentales comme celle de manifester (2000 interpellations arbitraires), et justifier les méthodes violentes utilisées par les forces de police contre les manifestants (notamment l’usage dangereux de flash balls et de grenades dites de désencerclement). De ce point de vue, l’humiliation collective imposée aux lycéens de Mantes-la-Jolie rappelle les pires méthodes du colonialisme, dans la continuité du « traitement » de la révolte de 2005, et rend les propos de Ségolène Royal particulièrement révoltants.

Le second consiste à reprendre aux manifestants tout ce qui, dans leurs revendications disparates, va dans le sens d’une réduction des dépenses publiques. C’est la tactique déjà choisie par Geoffroy Roux de Bézieux, porte- parole du MEDEF, n’hésitant pas à vanter l’efficacité de la baisse des taxes par Trump ! Faire de cette grande mobilisation sociale un mouvement néopoujadiste de petites entreprises écrasées d’impôts et de charges sociales, mus par le « ras le bol » fiscal plutôt que par l’injustice sociale, a l’avantage de faire croire que le seul moyen d’augmenter le pouvoir d’achat consiste à réduire la part socialisée du revenu et à diminuer l’offre de services publics consécutivement à une baisse d’impôts (car il n’est pas question dans le contexte actuel de baisser dépenses militaires et policières). A moins que, sur un mode plus sarkozien, et cela semble la voie choisie par Macron qu’il s’agisse d’inciter aux heures supplémentaires défiscalisées, comme en rêve là encore le MEDEF. Cela évite évidemment de toucher aux privilèges fiscaux des plus riches, à la liberté accordée à l’évasion de la richesse, aux scandales du CICE et du CIR, dispositifs qui, sans aucune contrepartie, ni contrôle ni contrainte, consistent à transférer des dizaines de milliards aux entreprises dont la plupart n’ont pas besoin.

Cette manœuvre obligera à désigner des boucs émissaires, évidemment. Pourquoi ne pas cibler, non les « riches » comme le voudraient sans doute la majorité des gilets jaunes, mais les fonctionnaires de la base, trop nombreux, trop bien payés, pas assez productifs ? Pourquoi ne pas leur demander quelques sacrifices supplémentaires au nom de la solidarité avec les plus pauvres ? On sait que parmi « les corps intermédiaires » syndicaux, il y en a qui ont déjà le stylo à la main pour entériner les reculs sociaux les plus flagrants. A moins encore, et ce n’est pas le moins scandaleux de l’allocution présidentielle, qu’il ne s’agisse de remettre la « question de l’immigration », voire de l’islam, au centre du débat, alors même qu’elle n’est pas du tout au cœur des discours des gilets jaunes.

Les deux voies

Cependant rien n’est joué avec l’intervention télévisée de Macron du 10 décembre. Rien ne dit que la colère ne rentrera dans son lit rapidement. Ce serait bien étonnant tant le pouvoir est ébranlé. Deux autres voies s’ouvriront bientôt à la société française comme elles s’ouvrent à toutes les sociétés du monde. La voie nationaliste, protectionniste, hyperautoritaire, anti-écologiste, celle des Trump, Bannon, Salvini, Le Pen, Bolsonaro, Orban ou Erdogan, qui prospère un peu partout dans le monde en exploitant toutes les frustrations et ressentiments engendrés par le néolibéralisme. Loin d’être une alternative à ce dernier, cette voie en est une version historique nouvelle, radicalement anti-démocratique, à un moment où les conséquences sociales, politiques et environnementales posent la question du changement de fond en comble du système économique et politique. Il s’agit de faire croire que la restauration d’un État-nation gouverné d’une main de fer, doté de tous ses attributs de souveraineté interne et externe, capable de fermer ses frontières aux migrants, d’imposer à la population les lois les plus dures de la finance et du marché et de refuser tous les accords de coopération internationale sur le climat, est la seule manière d’améliorer la situation sociale de la grande majorité de la population. Trump est aujourd’hui le champion toute catégorie de cette ligne et il est grandement aidé dans ce rôle par Macron.

La voie démocratique, écologique et égalitaire, qui s’est affirmée depuis plusieurs décennies dans toutes les luttes sociales et les résistances au néolibéralisme, dans l’altermondialisme, dans le mouvement des places, dans les multiples laboratoires des communs, est la seule capable d’éviter l’effondrement des écosystèmes et le délitement et la fragmentation des sociétés. Elle a pour seul défaut de n’avoir pas encore d’expression majoritaire et de forme politique nouvelle. C’est qu’elle a d’abord pâtie de la trahison de la gauche gouvernementale, notamment « sociale-démocrate », et qu’elle est aujourd’hui tragiquement affaiblie par les divisions de dirigeants d’organisations plus soucieux de leurs intérêts de boutique que par leur responsabilité historique.

La question la plus actuelle est donc de savoir si le soulèvement des gilets jaunes permettra ou non de faire que la ligne démocratique, écologique et égalitaire, l’emporte sur la ligne identitaire, nationaliste, aux relents fascistes qui a gagné en Italie et aujourd’hui au Brésil.

Le refus de la représentation politique et l’auto-organisation du mouvement

On l’a souvent observé, le mouvement réunit des individus de différentes classes, d’âges différents, d’opinions différentes. Certaines dérives de type raciste, misogyne ou franchement fasciste ont eu lieu, et peuvent encore survenir ici et là, et même se développer. Des pillages et des cassages de boutiques par des bandes de jeunes ont eu lieu dans certains quartiers de la capitale et dans plusieurs centres-villes, qui ont servi d’alibi pour discréditer le mouvement social. Ce n’est pourtant pas la logique profonde du mouvement, divers, pluriel et souvent animé à la base par des femmes. Si un illuminé isolé a appelé un général au pouvoir, il n’est en rien le représentant légitime d’un mouvement qui refuse justement toute usurpation par la représentation.

La logique actuelle et profonde du mouvement n’est pas de s’en remettre à un leader incarnant le peuple, n’en déplaise aux théoriciens du populisme pour qui c’est le représentant qui fait le peuple et lui donne son unité. Il n’est pas non plus de renouveler la « représentation nationale » après dissolution, n’en déplaise aux dirigeants de la France insoumise ou du Rassemblement national qui cherchent à canaliser le mouvement sur le terrain parlementaire. Chacun sait, ou devrait savoir, qu’à ce jeu là, c’est le parti néofasciste qui raflera la mise. Sans préjuger du dénouement du mouvement des gilets jaunes, la première leçon qu’on peut en dégager est la capacité instituante dont ils ont fait preuve, en refusant d’avance toute récupération et en ne se fiant qu’à leur force collective pour se faire entendre et formuler leurs revendications sans calcul tactique d’appareil, en partant des seules conditions insupportables vécues par des individus réels et jusque-là invisibles.

Ce qui a été à longueur d’antennes et de plateaux de télévision présenté comme la principale faiblesse du mouvement, son « incapacité » à se faire représenter, est pourtant sa caractéristique la plus remarquable, dont il faut comprendre la portée : ce n’est pas d’une « incapacité » dont il faut parler, c’est d’un refus de principe de toute représentation. Et ce refus est pleinement justifié. Qu’il y ait là une conséquence d’une profonde crise de légitimité des gouvernements, des élus, des médias et même des syndicats, crise provoquée et accentuée par la radicalisation néolibérale des oligarchies, cela ne fait guère de doute. Mais il y a un autre aspect, qui n’est guère relevé par le commentaire et qui est pourtant la contrepartie positive de ce refus de toute représentation. C’est que face à cet évidement d’une démocratie représentative qui ne représente plus la société, la réponse la plus spontanée des gilets jaunes a été l’auto-organisation des actions, des barrages, des blocages et des manifestations, jusqu’à l’élaboration collective, au cours de réunions et d’assemblées, des revendications collectives.

Formidable leçon pour les partis et les organisations syndicales dont le réflexe traditionnel est d’encadrer les masses et de faire descendre du haut vers le bas les demandes, les consignes et les mots d’ordre. Ce n’est plus Nuit debout sans doute, mais le point commun avec l’occupation des places est bien le désir mis en action de prendre les affaires collectives en mains propres. L’appel des gilets jaunes de Commercy est exemplaire de l’esprit de démocratie directe qui anime les comités de base. Il vaut la peine d’en citer de larges extraits :

« Ici à Commercy, en Meuse, nous fonctionnons depuis le début avec des assemblées populaires quotidiennes, où chaque personne participe à égalité. Nous avons organisé des blocages de la ville, des stations services, et des barrages filtrants. Dans la foulée nous avons construit une cabane sur la place centrale. Nous nous y retrouvons tous les jours pour nous organiser, décider des prochaines actions, dialoguer avec les gens, et accueillir celles et ceux qui rejoignent le mouvement. Nous organisons aussi des « soupes solidaires » pour vivre des beaux moments ensemble et apprendre à nous connaître. En toute égalité. Mais voilà que le gouvernement, et certaines franges du mouvement, nous proposent de nommer des représentants par région ! C’est à dire quelques personnes qui deviendraient les seuls « interlocuteurs » des pouvoirs publics et résumeraient notre diversité. Mais nous ne voulons pas de « représentants » qui finiraient forcément par parler à notre place ! (…) Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! » Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer.

« Mais c’est sans compter sur la force et l’intelligence de notre mouvement. C’est sans compter qu’on est bien en train de réfléchir, de s’organiser, de faire évoluer nos actions qui leur foutent tellement la trouille et d’amplifier le mouvement ! Et puis surtout, c’est sans compter qu’il y a une chose très importante, que partout le mouvement des gilets jaunes réclame sous diverses formes, bien au-delà du pouvoir d’achat ! Cette chose, c’est le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple. C’est un système nouveau où « ceux qui ne sont rien » comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent, sur les dirigeants et sur les puissances de l’argent. C’est l’égalité. C’est la justice. C’est la liberté. Voilà ce que nous voulons ! Et ça part de la base !

« Si on nomme des « représentants » et des « porte-paroles », ça finira par nous rendre passifs. Pire : on aura vite fait de reproduire le système et fonctionner de haut en bas comme les crapules qui nous dirigent. Ces soi-disant « représentants du peuple » qui s’en mettent plein des poches, qui font des lois qui nous pourrissent la vie et qui servent les intérêts des ultra-riches ! Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation et de la récupération. Ce n’est pas le moment de confier notre parole à une petite poignée, même s’ils semblent honnêtes. Qu’ils nous écoutent tous ou qu’ils n’écoutent personne !

« Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance. »

Quiconque a vu les auteurs de cet appel se relayer à tour de rôle devant le micro pour éviter toute captation de la parole par un « représentant » comprend instantanément la profondeur de l’exigence démocratique qui anime ce mouvement. Encore une fois c’est beaucoup plus qu’une défiance, c’est un refus de la substitution en vertu de laquelle une minorité s’arroge le droit de parler et d’agir à la place du plus grand nombre. Il faut saluer la grande clairvoyance de cette déclaration : dès le 6 décembre, les « représentants » syndicaux, à l’exception notable de Solidaires, se sont empressés de venir au secours d’un Macron totalement isolé et sonné, ce qui n’a pas manqué de susciter une réaction de révolte à l’intérieur même de la CGT. Les fameux « corps intermédiaires » relèvent pleinement de la logique de la représentation et c’est bien pourquoi ils ne peuvent qu’aider Macron à reprendre la main, bien loin de pouvoir incarner une issue positive à la crise du régime.

Bien évidemment, rien ne garantit que les possibles ouverts par cette démocratie en action se réaliseront. La seule chose qui importe en cet instant, c’est qu’il vaut la peine de lutter pour cette réalisation. Laissons aux néoblanquistes de « l’insurrection qui vient » et aux autres célébrants de la « violence pure » leur mépris pour l’invention démocratique. Les casseurs qui se greffent sur les manifestations et qui ne participent en rien aux décisions collectives contribuent également à déposséder le mouvement de sa démocratie interne. Toute la question est de savoir si l’esprit profondément démocratique du mouvement sera assez profond pour se perpétuer et immuniser la société des tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement. Et cette seule question engage bien évidemment notre responsabilité, toute notre responsabilité.

Le quiétisme politique est une faute

Un étrange raisonnement révèle bien l’embarras profond d’une partie de la gauche dite « radicale » face à ce mouvement singulier et inédit qui déjoue toutes les catégories de son lexique politique conventionnel. Il consiste à faire valoir qu’un tel mouvement « risque » de dériver dans un mauvais sens, réactionnaire ou fascisant, dans la mesure où il ne présente pas toutes les garanties requises pour nous rassurer sur son avenir politique. C’est cette appréciation du risque qui commande une attitude de prudence, quand ce n’est pas un refus de se commettre avec ceux qui ne satisfont pas aux critères qui permettent de reconnaître qu’on a bien affaire au « peuple », au vrai, à celui qui porte les authentiques valeurs de la gauche, s’identifie à ses objectifs et à ses combats et, qui, lui, ne risque pas d’être entraîné sur la pente du fascisme.

Ce raisonnement appelle deux remarques. La première concerne l’usage du mot « peuple ». Manifestement, il est ici investi d’un sens tout idéal : il est « le » peuple au singulier, auprès duquel le peuple réel, nécessairement impur et bigarré, fait pâle figure, sommé qu’il est de se conformer à cet idéal afin de mériter cette dénomination prestigieuse. S’il n’y parvient pas, il justifie par cet échec qu’on s’écarte de lui et qu’on le laisse à lui-même. Malheureusement, ce peuple idéal n’existe pas, si ce n’est dans le ciel quasi platonicien du gauchisme inaltérable. Pas plus que « le » peuple entendu comme « communauté des citoyens », si cher à la tradition dite « républicaine » et rituellement ressuscité à chaque grande élection en même temps que la mystification de l’« intérêt général », qui n’est jamais qu’« un » peuple construit sur mesure par les institutions politiques existantes pour le plus grand profit de l’oligarchie.

Il faut s’y résoudre : le peuple réel n’est jamais le peuple idéal. Laissons aux bureaucrates et autres avant-gardistes patentés le rêve du peuple idéal. Au lendemain du soulèvement populaire du 17 juin 1953 à Berlin Est Brecht demandait déjà : « Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? [2] » Sauf à verser dans une demande non moins extravagante du type « changeons de peuple ! », qui met assurément à l’abri de toute déception, il faut se résoudre à la l’hétérogénéité et à l’impureté du peuple réel. Tout le reste n’est que diversion. Faut-il pour autant renoncer à distinguer entre le « peuple social » et le « peuple politique » ? Le peuple social se définit par opposition aux élites ou à l’oligarchie, par la pauvreté et la misère, mais il n’est rien moins qu’homogène et unifié, tant il est traversé de tensions et de contradictions, comme on le voit justement aujourd’hui. Le vrai peuple politique n’est pas le peuple des électeurs, ni le peuple sociologiquement défini par la pauvreté ou la misère, il est le peuple qui agit, le peuple-acteur qui invente dans l’action de nouvelles formes d’auto-organisation.

Ce peuple-là n’est jamais « le » tout, il n’est toujours qu’une partie, mais il est cette partie qui ouvre de nouvelles possibilités au « tout », c’est-à-dire à toute la société. C’est cette partie qui est aujourd’hui en mouvement, et cela suffit pour se déterminer. Le « peuple de gauche » n’est qu’une invention mensongère des vieux partis dont la seule fonction est de remobiliser leur base électorale à l’approche de certaines consultations ou lorsqu’ils sont mis en difficulté. De manière plus générale, il n’y a que « des » peuples, dont l’irruption est imprévisible et à chaque fois singulière, et l’Un-Tout n’est qu’une illusion mortifère. La coïncidence du peuple social et du peuple politique dans un « grand soir » fantasmé n’est qu’un mythe dont la gauche critique doit se défaire une fois pour toutes.

La seconde remarque est relative à la conclusion pratique que cet argument est destiné à justifier. Aussi surprenant que cela puisse paraître, pareil raisonnement n’est pas sans présenter une certaine similitude avec un argument très ancien, connu de la philosophie grecque sous le nom d’« argument paresseux » ou encore « inerte ». Cicéron l’expose dans son Traité du destin en indiquant que si nous l’admettions, nous resterions toute notre vie dans une complète inaction. Il dit en substance à peu près ceci : si tu es malade et que ton destin est de guérir, tu guériras, que tu appelles le médecin ou que tu ne l’appelles pas ; mais si ton destin est de ne pas guérir, que tu appelles ou non le médecin, tu ne guériras pas. Or ton destin est de guérir ou de ne pas guérir. Il est donc vain que tu appelles le médecin [3]. On voit en quoi cet argument mérite bien son nom d’argument paresseux : il justifie l’abstention de toute action et incline au quiétisme (de quies qui signifie repos en latin). On se récriera contre un tel rapprochement en arguant que ceux qui mettent en garde contre un danger de dérive droitière du mouvement refusent d’invoquer le destin ou la fatalité et se bornent à supputer des risques, c’est-à-dire de simples possibilités. Mais toute la question est justement de savoir quelle attitude adopter à l’égard de ce qui n’est pour l’heure que des « possibilités ».

La vertu du rapprochement proposé est de faire ressortir l’attitude quiétiste qui découle de cette supputation distante des possibilités. On raisonne comme si la réalisation de telle possibilité plutôt que de telle autre était complètement indépendante de notre propre action. On se dit sans vraiment oser se l’avouer : si la pire des possibilités se réalise, elle se réalisera, que nous intervenions ou non pour tâcher de la prévenir. C’est par là que l’on retrouve le « sophisme du paresseux ». On se place dans la position de celui qui dégage par avance sa propre responsabilité. La prémisse sur laquelle repose cette attitude est la suivante : quelle que soit la possibilité qui finira par advenir, même si c’est la pire, nous n’y sommes pour rien. Ou bien cette possibilité adviendra, ou bien elle n’adviendra pas, mais dans les deux cas il est vain d’intervenir. Si d’aventure elle advient, on en rejette par avance la responsabilité sur les insuffisances et les ambigüités du mouvement.

Or s’abstenir d’intervenir pratiquement, ce n’est pas simplement observer de l’extérieur le cours d’une évolution, c’est, qu’on s’en défende ou non, favoriser la réalisation de la possibilité la plus inquiétante et la plus menaçante, celle qui était précisément chargée de justifier le refus d’agir. Il est d’autant plus facile après-coup de dire « on vous l’avait bien dit » que l’on a soi-même directement contribué à faire de cette possibilité négative une réalité. Aujourd’hui, tout particulièrement, il convient de mettre en garde contre une telle attitude : le quiétisme politique fait le jeu de l’adversaire, et c’est en quoi il est impardonnable. L’urgence commande d’agir dans le mouvement tel qu’il est et avec les gilets jaunes en les prenant tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient, en appuyant résolument tout ce qui va dans le sens de l’auto-organisation et de la démocratie. Répétons-le, rien n’est encore joué. Le présent est neuf, l’avenir est ouvert et notre action importe, ici et maintenant. Acte V.

[1] Laurent Mauduit, « Emmanuel Macron, le candidat de l’oligarchie », 11 juillet 2016.

[2] Bertolt Brecht, « La solution », in Anthologie bilingue de la poésie allemande, 1993, La Pléiade, p. 1101.

[3] Cicéron, Traité du Destin, Les Stoïciens, 1978, La Pléiade, p. 484.

https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/121218/avec-les-gilets-jaunes-contre-la-representation-pour-la-democratie

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"L’impétueux Mouvement des Gilets Jaunes déstabilise l’offensive néolibérale de Macron – Essai d’analyse et de réflexion politique",

jeudi 20 décembre 2018, par Patrick LE MOAL

Nous vivons une situation inédite avec un mouvement social impétueux, inventif et incontrôlable. In extremis, nous fêtons enfin par les luttes le 50e anniversaire de Mai 68, avec cette mobilisation des Gilets Jaunes dont les caractéristiques montrent à quel point les conditions des luttes de classe se sont modifiées au cours de ces 50 dernières années.

C’est un bouleversement, nous sommes entrés dans le 21esiècle !

Ce mouvement d’ampleur nationale, initié par aucun parti, aucun syndicat, construit à partir des réseaux sociaux, a déstabilisé par sa détermination le rouleau compresseur néolibéral de la start up Macron.

Parti de la signature d’une pétition, il s’est répandu comme une traînée de poudre au niveau national avec un soutien massif de la population : rien à voir avec un patient travail de mobilisation, même informel par des organisations de mouvement social. Il n’a pas cessé depuis, se radicalisant très rapidement.

- À partir du 17 novembre sont apparus 2500 blocages de carrefours autour de centaines de localités, tenus par au moins 300 000 « gilets jaunes.

- Le samedi 24 novembre, il y a eu entre 100 000 et 200 000 participant.e.s dans 1600 blocages, et au moins 8000 à Paris sur les Champs-Élysées.

- Le 29 novembre, un communiqué identifie une quarantaine de revendications auxquelles se réfère plus ou moins l’essentiel du mouvement.

- Le samedi 1er décembre, la violence de la répression gouvernementale contre les manifestations provoque des affrontements majeurs dans une dizaine de villes et particulièrement à Paris. Le pouvoir a cru que les violences allaient affaiblir le mouvement. Il n’en a rien été : elles sont largement apparues comme légitimes, car elles répondent à l’intransigeance du pouvoir. Ces manifs ont constitué un tournant dans la situation, elles ont marqué un élargissement et un approfondissement du mouvement des Gilets jaunes qui a ouvert une crise politique majeure, née de la division de ceux d’en haut du fait de leur incapacité à avoir une prise sur la situation, à faire accepter leur politique.

- Le 5 décembre, la hausse des taxes sur les carburants est annulée, tout simplement. Mais cette réaction du pouvoir politique est trop tardive. Quand la crise politique est venue, ce qui apparaissait un recul énorme trois semaines avant est dépassé.

- Le 8 décembre, Macron mobilise 85 000 policiers avec un arsenal militaire et notamment des blindés, fait procéder à plus de 2000 arrestations. Cela n’empêche pas les manifestations dans les rues de Paris et de la plupart des villes de province. Le ministère de l’Intérieur annonce 125 000 personnes, d’autres chiffres beaucoup plus, allant même jusqu’à 500 000 participant·e·s. À nouveau des affrontements se sont multipliés sans que la mobilisation faiblisse.

- Au lendemain de cette journée, Macron fait semblant de céder, sans rien changer sur sa politique du « Robin des bois à l’envers ». Alors qu’il vient de transformer les 20 milliards du CICE, (cadeau fiscal de Hollande aux patrons) en 20 milliards d’exonérations définitives des cotisations pour les employeurs, c’est-à-dire la ponction de 20 milliards sur les plus pauvres pour être redistribués aux plus riches, il fait des annonces qui seront toutes financées par l’impôt, sans jamais demander quoi que ce soit de plus aux plus riches et aux patrons. L’idée c’est « je te fais un cadeau, mais c’est toi qui paies ». La volonté n’est pas de donner satisfaction aux GJ, elle est de colmater les brèches du côté des possédants et des gouvernants.

- 100 € de plus par mois pour les salarié.es rémunéré.es au du SMIC, « sans qu’il n’en coûte rien à leur employeur ». Il n’y a pas grand-chose de nouveau. Au 1er janvier 2019, le SMIC [1] aurait de toute façon été revalorisé de 20 euros en application de la loi. S’ajouteront à cela 20 euros de baisse de charges salariales et le coup de pouce de 50 % de la prime d’activité auquel Macron s’était engagé pendant la campagne. Elle était prévue par vagues successives de 20 € par an sur le quinquennat, elle est payée en une fois : qu’on n’y revienne pas !

- une prime de fin d’année dans les entreprises … au choix des patrons ;

- le retour des Heures supplémentaires défiscalisées

- annulation de la hausse de la CSG jusqu’à 2000 € de retraite

Mais …. pas de recul sur l’ISF, rien sur l’injustice fiscale et rien sur la transition écologique !

Il annonce également une grande consultation écologique et sociale, sur les institutions (envisageant la possibilité de prise en compte du vote blanc), la fiscalité, la vie quotidienne face au « changement climatique », l’organisation de l’Etat, l’identité profonde de la Nation et immigration, pour essayer de répondre aux demandes de démocratie.

Ces reculs très partiels arrivent après le renforcement et la politisation du mouvement de contestation, qui a pris une dynamique qui n’est pas près de se terminer.

Si les socialistes et la France insoumise attaquent toujours le gouvernement sur la justice fiscale et sociale, la droite classique, celle des partis, mais aussi une partie de celle qui a manifesté, souhaite la fin du mouvement. Marine Le Pen appelle à de nouvelles baisses de taxes, à une nouvelle politique antimondialiste et anti-immigration, mais se garde de parler de hausses de salaire et défend une révolution par les urnes !

- Samedi 15 décembre, l’ « acte V »du mouvement a été de moitié moins fort que le week-end précédent. Plusieurs raisons l’expliquent, la répression des 1er et 8 décembre, les annonces de Macron suivies des appels à la pause, l’effet union nationale contre l’attentat de Strasbourg... malgré tout, le mouvement a continué. Il y a une telle haine contre le gouvernement que quoiqu’il se passe il en est responsable aux yeux des éléments les plus radicaux et cela justifie leur volonté de continuer.

Enfin les très importantes augmentations de salaire [2] donnés aux policiers quelques jours après ces annonces, qui appariassent comme une véritable provocation, montrent la fragilité du gouvernement face à cette mobilisation : il lui fallait calmer la grogne de ce côté pour s’assurer la fidélité des forces répressives, quitte à prendre le risque que tou.te.s les autres salarié.e.s disent « pourquoi pas nous ? ».

Pour la première fois depuis 2006 et la victoire contre le CPE, après les défaites cumulées notamment depuis la bataille de 2010 sur les retraites jusqu’à celle sur les lois Travail ou la SNCF, un mouvement social est parvenu à obliger le gouvernement à reculer.

La dynamique de ce mouvement a suivi son cours sans que les organisations politiques et syndicales n’aient un rôle sur l’évolution du rapport de force. Même si ici et là des jonctions se sont produites, elles n’ont pas joué un rôle dans son évolution : c’est le mouvement par lui même dans son affrontement avec le pouvoir qui a modifié le rapport des forces.

« Notre obéissance politique se nourrit pour l’essentiel de la conviction de l’inutilité d’une révolte : « à quoi bon ? » Et puis vient le moment, imprévisible, incalculable, de la taxe « de trop », de la mesure inacceptable. Ces moments de sursaut sont trop profondément historiques pour pouvoir être prévisibles. Ce sont des moments de renversement des peurs. S’y inventent de nouvelles solidarités, s’y expérimentent des joies politiques dont on avait perdu le goût et la découverte qu’on peut désobéir ensemble. C’est une promesse fragile qui peut se retourner en son contraire. Mais on ne fait pas la leçon à celui qui, avec son corps, avec son temps, avec ses cris, proclame qu’une autre politique est possible. »
(Frédéric Gros Philosophe « On voudrait une colère, mais polie, bien élevée » Libération du 6 décembre 2018)

► Le mouvement des Gilets jaunes est la réaction d’une partie des classes populaires à quatre décennies d’offensive néolibérale, qui ont amplifié et approfondi les inégalités sociales.

Macron avait bénéficié du discrédit des partis politiques ayant conduit les politiques responsables de la situation pour se faire élire. Le projet macroniste de politiques ultralibérales conduites dans le cadre d’un régime politique autoritaire bute aujourd’hui sur un obstacle de taille : la réaction de celles et ceux d’en bas qui se retournent contre lui !

Il a mis en œuvre une politique de rupture qui amplifie la politique néolibérale des gouvernements antérieurs, mais au pas de course : il faut imposer en même temps toutes les réformes libérales ultrasensibles [3]trop longtemps différées en utilisant les institutions du « coup d’État permanent », pour reprendre une formule de Laurent Mauduit : « à la boulimie libérale répond l’anorexie démocratique » [4].

Ce représentant des cercles oligarchiques, entouré d’un personnel politique de son monde, à son image, ne perd pas de temps avec la négociation sociale. Il use avec ostentation des pouvoirs exorbitants des institutions monarchiques de la Ve République. Pour cette oligarchie, la démocratie est une perte de temps, des concertations sont imaginables à l’extrême rigueur, mais surtout pas des négociations.

Il fait tout cela en assumant et scénarisant son mépris des modestes, de ces ouvrières de Gad qui sont « pour beaucoup des illettrées » ; de ces ouvriers de qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » ; de ces « gens qui ne sont rien », de ces fainéants qui ne veulent pas traverser la rue pour trouver du boulot, le pognon de dingue des aides sociales.... tout en multipliant les cadeaux aux plus riches et aux grandes entreprises. Sans parler de ce responsable du parti présidentiel [5] qui explique doctement qu’ils ont des problèmes parce qu’ils sont « trop intelligents, trop subtils », mais qu’ils s’expliquent mal !

Macron a passé son temps à expliquer qu’il fallait chérir les « premiers de cordée », et que la première des priorités était d’accorder des baisses d’impôts aux plus hauts patrimoines, à commencer par la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) [6]. Inévitablement, toutes celles et tous ceux qui ne sont pas les « premiers de cordée » ont été humilié.e.s par ce discours.

Il l’a fait en outre en recourant à la violence policière. D’abord en généralisant les mesures issues de l’état d’urgence. Et en réprimant toutes les expressions politiques et sociales : en ont été les victimes notamment les migrant.e.s, les étudiant.e.s, les zadistes de NDDL. Maintenant, ce sont les gilets jaunes qui la subissent.

Finalement il y a un phénomène d’accumulation de la colère sociale.
Ces derniers mois, après la colère des cheminots, il y a eu celle, plus diffuse, mais très forte, des retraités, à cause de la ponction de la CSG sur des retraités désindexés. Et puis, parmi toutes ces mesures, la poursuite de la hausse de la taxe sur les produits pétroliers qui a constitué l’étincelle.
Ce mouvement des gilets jaunes est un point de bascule : d’un seul coup, toute la politique antisociale de ce gouvernement est condamnée, alors que le pays semblait amorphe, anesthésié.

Quel que soit le dénouement de la crise, Emmanuel Macron ne pourra pas achever son quinquennat comme il l’a commencé, dans la folle farandole des réformes : le gouvernement ne sera plus dans la même situation pour mettre en œuvre les réformes en préparation sur les retraites et le chômage. Il est dans une situation encore plus difficile pour imposer le consentement de l’ordre existant.

► Les colères rentrées contre ces inégalités, les souffrances quotidiennes s’expriment enfin par la mobilisation dans un mouvement qui sort des schémas d’analyse du mouvement ouvrier du 20° siècle pour lesquels tout y est déconcertant.

Nous entrons dans une période où les formes des luttes de classes ne passant plus par le formatage d’organisations structurées qui masquaient les diversités de la réalité, les mouvements sociaux de fond ne peuvent qu’être complexes, hétérogènes, pétris de contradictions, qui nécessitent d’analyser les acteurs et actrices, les modes d’action, les revendications, pour en comprendre les dynamiques et pour que les militants de l’auto émancipation puissent agir pour la politisation, le renforcement et l’efficacité contre le pouvoir capitaliste de ces mobilisations.

► Ce sont elles et eux, des précaires, des artisan.ne.s, des petit.e.s commerçant.e.s, des retraité.e.s, des micro-entrepreneurs/euses, des chômeurs/euses, des aides-soignantes, des ouvrières et des ouvriers, des employée.e.s qui constituent les Gilets jaunes (GJ). Selon une enquête partielle citée par le journal Le Monde, l’âge moyen est de 45 ans [7]. Près de la moitié sont des femmes. Ce ne sont pas les milieux les plus défavorisés, mais des milieux modestes qui possèdent pour la plupart une voiture, et sont issu.e.s des quartiers populaires des métropoles et des déserts ruraux et périphériques.

Pour bon nombre, ils/elles ont essayé de s’en sortir par le travail, quitte a devenir artisan ou auto entrepreneur, ont cherché à avoir une maison convenable et pour cela se sont éloigné.e.s des villes. Ils et elles s’ajoutent aux habitant.e.s des petites villes oubliées par la métropolisation [8]. La ségrégation spatiale les a reculés toujours plus loin, dans des quartiers, des villes plus ou moins proches des grandes agglomérations, des petites villes loin des métropoles, endroits privés de tout service public, de tout ce qui est nécessaire pour vivre correctement.Ils/elles ont beau travailler, dans des conditions de plus en plus difficiles, et ils/elles n’arrivent plus à joindre les deux bouts, a vivre décemment, dignement. Ils et elles vivent un déclassement, et en plus on se moque d’elles/eux !

Ils/elles prennent la parole, s’insurgent contre les inégalités craintes, contre les difficultés de leur vie quotidienne, contre le mépris et l’arrogance des dominants. Pour la moitié d’entre elles/eux c’est leur première mobilisation, car d’autres sont parfois d’ancien.ne.s ou toujours syndiqué.e.s., notamment parmi les retraité.e.s.

Selon l’enquête déjà citée « lorsque les répondants sont invités à se situer sur l’échelle gauche-droite. La réponse dominante consiste à se déclarer comme apolitique, ou « ni de droite ni de gauche » (33 %). En revanche, parmi ceux qui se positionnent, 15 % se situent à l’extrême gauche, contre 5,4 % à l’extrême droite ; 42,6 % se situent à gauche, 12,7 % à droite et, surtout, seulement 6 % au centre ».

C’est un mouvement social profond qui vient de la société réelle, d’une partie de la classe des exploité.e.s et des opprimé.e.s telle qu’elle est aujourd’hui en France. Une classe éclatée, précarisée, aux statuts divers. Pour l’essentiel celles et ceux qui sont dans cette mobilisation n’ont pas de contacts avec les organisations syndicales, la grève, la défense collective. Quand un ouvrier se fait auto-entrepreneur parce qu’il ne supporte plus la hiérarchie, ou parce qu’il ne trouve pas de boulot, il côtoie des artisans qui sont étranglés par les banques et les grands groupes, et toutes et tous habitent dans les mêmes quartiers, les mêmes zones, dans les mêmes conditions de relégation relative, d’abandon des services publics, dans la même galère.

Les gilets jaunes expriment une exaspération qui catalyse la colère diffuse contre un système fiscal et de redistribution inique, l’accumulation des attaques contre le pouvoir d’achat, les retraites au moment ou s’accumulent les cadeaux faits aux riches, aux capitalistes. C’est aussi une mobilisation pour la dignité, l’exigence de respect, la justice sociale, la démocratie qui s’en prend au président des riches.

Cette exaspération populaire a un caractère de classe évident, ce qui explique sa popularité dans toutes les franges des classes populaires.

► Le point de départ du mouvement a été le refus d’une nouvelle augmentation de la taxe carbone sur les carburants injuste socialement et inefficace sur le plan écologique.

Ce qui contraint les travailleurs.euses à utiliser leur voiture est bien supérieur aux incitations fiscales à ne pas les utiliser : le coût du logement dans les villes, la disparition dans les campagnes et les banlieues des services publics, des trains de proximité.... le tout-voiture est imposé par le capitalisme qui structure le temps et le territoire.

Tous les jours 17 millions de personnes (2/3 des actifs) vont travailler hors de leur commune de résidence, 14 millions d’entre elles sont obligées d’utiliser leur véhicule personnel. Le coût du carburant ( le diesel a augmenté de 23%en un an) est donc une préoccupation majeure pour la grande majorité des salarié-e-s, de celles et ceux qui sont obligé.e.s de travailler pour vivre. Aujourd’hui la voiture diesel, tant vantée auparavant, qui dure longtemps est un marqueur de ces zones populaires : on comprend pourquoi cela a été le déclencheur.

Les gouvernants expliquent qu’il faut accepter l’augmentation du coût des carburants afin de contribuer à la lutte contre le changement climatique et afin de rembourser la dette.

Ce discours ne passe pas, ne convainc pas.

Pourquoi ? Parce que la grande majorité se rend parfaitement compte que le gouvernement ne lutte pas efficacement contre le changement climatique : pas de taxe sur le kérosène, pas de taxe sur les bénéfices des multinationales pétrolières, pas d’alternatives à la voiture, mais au contraire moins de trains et une augmentation du prix des billets, etc...Ce n’est pas en taxant les carburants qu’on limite leur consommation, la pollution et qu’on lutte contre le bouleversement climatique, c’est en permettant à la population de se déplacer autrement qu’en voiture individuelle. Cela suppose un tout autre aménagement du territoire, un autre rapport entre les villes et les campagnes...

Ce n’est pas aux exploité.e.s et aux opprimé.e.es de payer pour la pollution des particules fines, et le changement climatique dont ils.elles sont les premières victimes et dont les seuls responsables sont les constructeurs automobiles, l’industrie pétrolière et leurs complices au gouvernement.

Le caractère antifiscaliste qui semblait dominer au départ et les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême ont été relativisés par la dynamique propre du mouvement, qui s’est considérablement élargi : les taxes sur l’essence n’étaient que « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

Le point de départ a donc vite été dépassé par l’élaboration d’un cahier de revendications, allant bien au-delà de la dénonciation de l’injustice fiscale, du refus des mesures gouvernementales, avançant des exigences offensives.

Sans ignorer certaines revendications a connotations réactionnaires comme la revendication d’expulser les réfugié.e.s débouté.e.s de leur demande d’asile, au nom de la volonté d’un accueil « digne », mais qui rappellent certains débats au sein de la « gauche »….

Sans oublier qu’il y a dans les rangs de ce mouvement des gens qui ont des préjugés ou des points de vue inquiétants pouvant les attirer vers l’extrême droite, quand ce ne sont pas des militants d’extrême droite....

Sans oublier certains graves dérapages homophobes ou racistes....

… si ces problèmes existent, ils restent globalement marginaux, ne modifient pas le sens général du mouvement, qui, comme tout ce qui est vivant, est divers et tiraillé par des contradictions. Est-on bien certain qu’il n’y a pas des remarques racistes dans des grèves animées par la CGT ou SUD ?

« Comme toute mobilisation populaire, elle brasse la France telle qu’elle est, dans sa diversité et sa pluralité, avec ses misères et ses grandeurs, ses solidarités et ses préjugés, ses espoirs et ses aigreurs. » (Edwy Plenel)

Ce qui est déterminant, c’est que les membres du mouvement des gilets jaunes ne supportent plus les réformes fiscales du gouvernement, notamment la symbolique suppression de l’ISF, qui permettent aux 1% les plus riches de voir leurs revenus grimper de 6% en 2019, les 0,4% les plus riches verront leur pouvoir d’achat augmenter de 28300€, les 0,1% les plus riches de 86290€. Alors que les 20% les moins riches verront leurs revenus baisser, avec l’absence d’augmentation des prestations sociales, la réforme des allocations logement, la baisse des retraites.

Ce constat que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultra-riches, le refus de l’injustice a provoqué une évolution vers une contestation sociale des riches qui ne payent pas d’impôts sur la fortune, vers l’exigence d’une augmentation du SMIC et des retraites, contre les injustices sociales.

Mais à aucun moment ne sont visés les capitalistes : ce mouvement n’attaque pas les patrons et l’exploitation capitaliste. Il attaque les politiques, le gouvernement, le président qui ne fait pas respecter une forme d’égalité des tous devant l’impôt. Il défend le partage des richesses par la fiscalité.
Comme l’écrit très justement Samuel Hayat [9] : »Leur liste de revendications sociales est la formulation de principes économiques essentiellement moraux : il est impératif que les plus fragiles (SDF, handicapés…) soient protégés, que les travailleurs soient correctement rémunérés, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés, que les fraudeurs fiscaux soient punis, et que chacun contribue selon ses moyens, ce que résume parfaitement cette formule « Que les GROS payent GROS et que les petits payent petit ». Cet appel à ce qui peut sembler être du bon sens populaire ne va pas de soi : il s’agit de dire que contre la glorification utilitariste de la politique de l’offre et de la théorie du ruissellement chers aux élites dirigeantes (donner plus à ceux qui ont plus, « aux premiers de cordée », pour attirer les capitaux), l’économie réelle doit être fondée sur des principes moraux. Là est sûrement ce qui donne sa force au mouvement, et son soutien massif dans la population : il articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant. Dès lors, la cohérence du mouvement se comprend mieux, tout comme le fait qu’il ait pu se passer d’organisations centralisées »

En effet il ne faut pas réduire les aspirations populaires à des revendications purement matérielles, même si elles sont bien présentes.

La révolte vise également le refus de l’arbitraire étatique, le déni de démocratie. Il s’agit là d’un moteur très fort de la mobilisation, les revendications matérielles cherchant à traduire ce refus de l’injustice en chiffres. Il y a dans la vitesse et la profondeur de la mobilisation l’expression d’une émotion profonde, bien loin des revendications raisonnées. Elles et ils en ont « ras le bol » du mépris des puissants, ne supportent plus l’humiliation que leur fait vivre la société, et particulièrement le président qui par son exercice du pouvoir plein de morgue et mépris, incarne une politique de l’inégalité, d’un monde où il y a des supérieurs et des inférieurs.

C’est pourquoi il y a cette focalisation contre Macron vécu comme le président des riches, des très riches, et a pour conséquence que l’exigence de son départ, de sa démission unifie le mouvement.

Ils et elles nous disent que la démocratie ne se résume pas au droit de vote, avec une exigence de démocratie réelle et de contrôle. Le mouvement est celui d’un peuple qui se construit, dans la colère contre l’injustice, dans la haine des dominants, dans l’empathie envers les dominé.es.

Globalement le moteur de la mobilisation est le cœur des combats émancipateurs : l’exigence d’égalité et de démocratie.

C’est pour cette raison fondamentale que la droite parlementaire est de plus en plus distante avec le mouvement, car cette évolution est contradictoire avec ce qu’elle défend, même si de manière politicienne elle pouvait dans un premier temps essayer de l’appuyer pour attaquer Macron.

Évidemment son avenir politique dépendra largement de sa capacité à s’ouvrir aux différentes causes d’une égalité pour toutes pour unifier celles et ceux d’en bas.

► Les gilets jaunes, comme tout surgissement spontané du peuple, traduisent un mouvement profond dans les classes populaires. Ce mouvement déborde les organisations installées, il s’invente au jour le jour, dans une création politique permanente.

Ce mouvement a heurté de plein fouet le gouvernement, mais aussi les responsables syndicaux et politiques ! Le contraste a été saisissant entre son extension dans les classes populaires, la large sympathie, notamment dans les entreprises, le soutien massif de la population et la caricature qui en a été faite dans beaucoup de cercles de gauche décriant la main du patronat du transport routier et celle de l’extrême droite.

Pourtant, les syndicats patronaux du transport routier ont condamné les blocages.

Pourtant la plupart des organisateurs des gilets jaunes ont clairement tenu à marquer leur distance avec ce soutien encombrant de Dupont Aignan,et de Marine Le Pen qui a manifesté son soutien, tout en désavouant les blocages des routes…

Si des responsables de la France insoumise, comme JL Mélenchon ou François Ruffin, tout comme Olivier Besancenot dans plusieurs interventions télévisées ont tenu à marquer leur soutien au mouvement, toutes les grandes organisations syndicales, non seulement la CFDT et FO, mais aussi la CGT et Solidaires ont refusé de soutenir les manifestations.

Sur le terrain, un certain nombre de structures syndicales, de militant-e-s n’ont pas hésité à apporter leur soutien et à appeler à participer aux actions des gilets jaunes : il a en été ainsi notamment de la CGT métallurgie, de Sud industrie, de FO Transports notamment, de plusieurs appels unitaires départementaux qui ont avancé une plate-forme revendicative pour les augmentations de salaire, contre la fiscalité indirecte qui frappent les classes populaires et pour une fiscalité des revenus progressive.

L’absence de réaction unitaire des organisations syndicales à la répression violente, aux arrestations, à la suite des journées des 1 et 8 décembre, par exemple sous la forme d’une journée de grève de 24h00, avec des manifestations dans toute la France est un rendez-vous manqué. Et c’est particulièrement grave que ces organisations ne se soient pas données le moyen de soutenir d’une manière ou d’une autre des membres des classes populaires en lutte.

Il y a là un constat de faillite d’un mouvement syndical qui a bien du mal à montrer son efficacité dans les secteurs où il est relativement fort, mais en plus est incapable de jouer un rôle dans le rapport de forces quand le pouvoir est en difficulté. Le corporatisme face à l’offensive sur tous les aspects du travail et l’intégration dans un rôle d’accompagnement des contre-réformes néolibérales ont déplacé le rôle des grandes organisations syndicales.

C’est pour cette raison que le mouvement a provoqué un débat ouvert dans la CGT suite au communiqué confédéral acceptant avec les autres confédérations (à l’exception de Solidaires) d’accepter de rencontrer le gouvernement au plus fort de la mobilisation, ce qui ne peut apparaître que comme un désaveu des GJ. Un certain nombre de fédérations et d’union départementales ont demandé la convocation de l’instance de décision de la CGT pour désavouer cette prise de position.

C’est quand même un événement d’importance : alors qu’une partie des classes populaires que le syndicalisme est censé représenter et défendre se met en mouvement, non seulement le mouvement syndical officiel ne s’y implique pas, mais en outre aide le gouvernement à trouver une porte de sortie dans la crise. Ce n’est pas le syndicalisme qui influe sur le mouvement des gilets jaunes, c’est l’inverse : le mouvement crée un débat, peut-être une crise au sein de la CGT !

Le mouvement des GJ a eu un effet d’entraînement dans la jeunesse lycéenne qui dans la foulée a commencé à se mobiliser contre les réformes accentuant la sélection sociale.

Il a provoqué une évolution positive dans les mobilisations pour le Climat en faisant avancer la jonction justice climatique/justice sociale.

Par contre jusqu’à présent, alors même que la salarié.e.s soutiennent massivement le mouvement, il n’y a pas pour le moment de contagion sous forme de grève sur le thème, profitons-en, même dans les entreprises ou des sections syndicales et /ou des militant.e.s radicaux/ales ont cherché à mobiliser en ce sens.

► L’existence des « gilets jaunes » est aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social.

Nous, militant.e.s et responsables de la gauche politique, syndicale et associative n’avons pas été capables de nous refonder sur les plans politique, organisationnel, idéologique, après la guerre froide, face à l’offensive néolibérale, à la mondialisation financière et au refus de tout compromis social par les classes dirigeantes. A partir de la fin du 19° siècle, le mouvement ouvrier organisé dans ses diverses formes a été la force qui cristallisait les mécontentements sociaux et leur donnait un sens, un imaginaire d’émancipation. La puissance du néolibéralisme, la disparition des états « dits socialistes » et l’échec des autres réponses à visée progressiste ont progressivement affaibli son influence dans la société en ne lui laissant qu’une fonction d’accompagnement des régressions.

Dans la période keynésienne des trente glorieuses, le conflit entre les capitalistes et la classe ouvrière était une forme de lien au sein de la société : les dominants acceptaient la présence de l’autre et étaient disposés à négocier sous la pression constante une place, la moins grande possible, à ce mouvement ouvrier, par ses organisations, la sécurité sociale, la gestion des retraites, de la formation professionnelle, etc...

Pour les néolibéraux, il n’y a pas de société, comme le disait Thatcher, il y a les individus et le marché, le tout organisé par l’état qui règle la concurrence et interdit tout débordement de celles et ceux d’en bas, en étant de plus en plus répressif. Dans le même temps, la capacité de nuisance ouvrière a diminué à cause des politiques menées par les capitalistes au travers des restructurations économiques. Les groupes industriels sont de plus en plus gros et internationalisés avec des unités de production de plus en plus petites, dispersées par la sous-traitance et la précarité [10].

Il y eut une période lors de laquelle la puissance des manifestations du mouvement ouvrier montrait aux dominants la capacité de mobilisation d’une ampleur plus grande, leur faisait peur, car elle marquait le risque d’un autre niveau d’affrontement. Aujourd’hui bien des manifestations syndicales sont au contraire (y compris lorsqu’elles regroupent autant de monde) la marque de l’impuissance à faire plus. On manifeste parce qu’on ne peut pas faire moins, sans autre moyen de pression efficace. Le gouvernement, la bourgeoisie le savent, les manifestations monstres ont été incapables de faire plus que … de permettre de compter les mécontent.e.s.

La nouveauté, la ténacité et les premiers succès des « gilets jaunes » éclairent cruellement les défaites des dernières années en France. Ils illustrent la décomposition des courants de gauche, si fiers de leur héritage et de leur singularité, depuis cinquante ans.

Cette apparition des Gilets jaunes, après celle des Nuits Debout, montre une extériorité du mouvement social organisé à l’égard de bien des parties des couches populaires dans laquelle ces organisations n’ont pas (plus) aucune implantation.

Comme la plupart de ces personnes ne sont pas salariées dans les secteurs et entreprises où les organisations sont présentes, elles n’entrent pas dans les schémas mentaux corporatistes, les dirigeants ont regardé ce mouvement avec méfiance, voire hostilité. Quand on travaille à la représentativité syndicale dans le troisième collège en pensant que c’est un enjeu majeur des luttes de toute la classe des exploité.e.s et des opprimé.e.s, on est à côté de la plaque. Déjà dans les secteurs où les organisations syndicales sont présentes, leur crédibilité est en berne. En témoigne la diminution de la participation électorales aux élections professionnelles. Les cortèges de tête ont eux aussi exprimé d’une autre manière le refus du train-train syndical.

L’ailleurs de ces secteurs est aujourd’hui le plus nombreux ! Seul.e.s 34 % de salarié.e.s travaillent dans des entreprises de plus de 500 salarié.e.s, et une bonne part de celles/ceux-ci travaillent en fait dans des établissements de taille inférieure [11]. Par ailleurs les conditions de travail et de militantisme dans ces grandes entreprises n’en font plus des lieux privilégiés pour la maturation de « cadres organisateurs de la classe » comme nous le disions il y a 50 ans ! Si l’on ajoute à ces chiffres ceux des chômeurs/euses, des autoentrepreneurs, etc ... on voit bien que la part de la classe des exploité.e.s et des opprimé.e.s qui est en contact avec les organisations syndicales est de plus en plus limitée.

Ajoutons que les organisations politiques ne structurent plus les salarié.e.s sur les lieux de travail, et n’ont qu’une relation électorale avec les classes populaires, c’est-à-dire très distante !

C’est pour ces raisons que les mouvements des classes populaires qui explosent le font en dehors de ces anciens cadres. Le mouvement « Nuit Debout » a été considéré en son temps comme « un truc inutile d’intellectuels bavards ». Nuit Debout avait mobilisé d’autres couches sociales dans le même genre d’extériorité au mouvement ouvrier syndical, politique et associatif, cette fois là des couches jeunes urbaines, plus formées, plus à même de discuter et d’argumenter, qui ont espéré créer un rapport de force par l’occupation des places. Il y avait dans ces mouvements comme dans celui des GJ un dégagisme, un refus de toutes les organisations qui apparaissent comme inutiles, voire nuisibles, en tout cas pas adaptées à la situation, ne répondant pas aux besoins de celles et ceux d’en bas.

Cette extériorité touche aussi les associations existantes qui ne sont pas perçues comme représentantes naturelles de celles et ceux qui veulent agir. On l’a vu avec les appels citoyen.ne.s des mobilisations féministes et écologistes, même si sur ce terrain, la jonction a pu être envisagée entre les appels réseaux sociaux et les associations existantes.

► Ces secteurs des classes populaires cherchent à construire du collectif, à s’unifier hors de l’entreprise, et cela ne peut se produire nulle part ailleurs que dans cet espace public multiforme que sont les places pour Nuit Debout, et pour les GJ les ronds-points, les péages et les places des préfectures.

Ce qui est tout à fait inédit, c’est la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané qui s’est développée simultanément partout, parfois avec des effectifs localement assez faibles. Entre 300 000 et 500 000 personnes est un score modeste comparé aux grandes manifestations syndicales. Mais ce total représente des milliers d’actions locales coordonnées.

Les réseaux sociaux ont permis de relier des individus qui ne se connaissent pas, de manière assez horizontale, égalitaire, si ce n’est l’effet des algorithmes desdits réseaux sociaux.

Mais les réseaux sociaux n’auraient jamais pu à eux seuls, donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes.

Deux facteurs se sont coordonnés pour donner l’effet politique de masse.

D’abord les blocages des ronds-points : la quasi-totalité des 14 millions de personnes qui doivent utiliser leur voiture pour aller travailler a rencontré les GJ sur son trajet, a fait des signes, manifesté son appui. Celles et ceux qui étaient mobilisé.e.s étaient visibles, quasiment en permanence.

Le mouvement autour des ronds points s’est pour une large part construit autour des sociabilités locales, anciennes ou quotidiennes, aux interconnaissances externes aux lieux de travail, les cafés, les associations, les clubs de sport, les immeubles, les quartiers, les gens qui vivent la même galère.

Ensuite la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique [12]. La classe dominante a intérêt à privilégier un mouvement présenté comme hostile aux syndicats et aux partis. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la société [13].

En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats et les partis, les professionnels des médias poursuivent leur propre combat pour s’installer comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. Ils cautionnent ainsi la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise à discréditer les structures collectives que se sont données les classes populaires.

Le travail de représentation du mouvement, qui le fait exister comme mouvement (« les Gilets jaunes »), est décentralisé, passe par les multiples groupes locaux . Les mouvements sociaux ont besoin de se donner une identité avec des symboles nouveaux : celui du GJ est le symbole d’une détresse sociale. Exprime-til celui d’être vu enfin, d’être visible ?. En tous les cas son efficacité est une preuve d’intelligence collective et d’imagination populaire.

► Dans ce mouvement des « gilets jaunes », le lieu de travail n’est pas l’épicentre, ce sont les expériences de vie.

En étant omniprésents sur les flux de circulations essentiels, avec des moyens relativement limités, parfaitement mis en œuvre, ils ont instauré un niveau de crise politique rarement atteint en France durant ces dernières décennies.

La crise politique est née de la combinaison :

– d’une prolifération des petits regroupements, jusque dans des lieux habituellement sans vie politique, des pratiques de blocages, de perturbation des flux de circulation. L’effet politique de ces blocages, la relation avec la population, le maintien de la présence marquant la détermination, est plus important que l’effet économique : les points de blocages essentiels comme les dépôts de carburants n’ont pas tenu bien longtemps, tout comme ceux des centres commerciaux importants. Cette volonté de faire des blocages, de mener des actions directes rejoint le rejet des formes traditionnelles de manifestations, se situe dans le prolongement des actions de blocages menées ces dernières années par les secteurs sociaux combatifs.

– du recours à la manifestation non déclarée, non autorisée, non organisée, semi-spontanée de petits groupes mobiles venus d’ailleurs tournant à l’émeute dans les quartiers représentatifs de cette richesse indécente, notamment les quartiers ouest de Paris ou dans les centres urbains départementaux, régionaux, en ripostant aux forces de l’ordre avec un enthousiasme inédit malgré la répression, les arrestations, les nombreuses victimes, les mains arrachées, les visages tuméfiés. Notamment le 1er décembre, le feu a pris au cœur du Paris bourgeois, le lieu du pouvoir national, qui n’avait jusqu’ici jamais été vraiment le théâtre de telles opérations.

► Etant donné la fragmentation de sa représentation, l’unité du mouvement est surprenante.

Unité dans l’action, solidarité face au gouvernement et à la répression, consensus apparent sur une série de revendications, et rythme du mouvement.

Quelles possibilités d’avancées dans ce mouvement hétérogène ?

En effet si le mouvement a créé une crise politique majeure, on est loin d’une inversion des dynamiques fondamentales de la période inscrites dans les rapports de forces mondiaux : sans perspective politique d’émancipation unificatrice, ce n’est pas possible.

Or il y a une différence entre la radicalisation de la frange la plus mobilisée et ce qui se passe au plan politique dans le reste de la population, on le voit dans les sondages électoraux actuels : la tendance lourde de la montée de l’extrême droite, des droites autoritaires, n’est pas inversée.

A ce niveau de développement, le mouvement a pris la bonne décision de ne pas accepter l’institution de soi-disant représentants nationaux chargés de négocier avec le gouvernement. Il a interdit à celui-ci de pouvoir faire pression sur ces représentants et l’a obligé à répondre à la pression qu’exerce mouvement dans son ensemble.

CF le texte des GJ Commercy [14]

« Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer. »

Mais cela ne peut être une réponse en tout temps : il faut discuter comment désigner de vrais représentant.e.s, ce qui n’est pas simple.

Les échanges par réseaux sociaux sont d’une efficacité redoutable pour l’action, aller sur tel rond point, se retrouver là. Ils ont permis la rencontre et l’action commune. Pourtant ils ont des limites dès lors qu’il s’agit de se construire plus structurellement, de s’auto-organiser, rien ne remplace les débats en face à face, de vive voix, l’échange collectif. Il peut y avoir des gens très actifs sur les ronds points et absents des réseaux sociaux et l’inverse, des personnes qui aiment agir et pas discutailler.

Dans ces lieux communs que sont des austères ronds points et parkings de supermarchés s’est crée une solidarité énorme, avec des débats permanents et une élévation collective de la conscience de l’obstacle, de la nature des adversaires, leur volonté et du niveau d’affrontement nécessaire.

Il y a parfois des AG, des lieux de débats plus organisés. Tout ce qui va dans le sens du débat croisé démocratique, de la prise de décision en commun est positif. Il faut pour cela accepter qu’existent des options politiques, des courants de pensée qui ont pour avantage de structurer des propositions, des pouvoirs présenter des options, et pas seulement des individus dans un débat « libre et non faussé ».

Pour l’évolution politique du mouvement, il est indispensable de dépasser l’antipolitique en soi, comme si le peuple était homogène, sans division, qu’il lui suffisait de s’unifier.

On le voit, il y a des débats entre diverses options. Une négociatrice, une option « dégagiste », une option électoraliste qui appelle à la formation d’un mouvement politique inédit à la mode 5 étoiles italien. La possibilité néo-fasciste traverse les trois options. Autant l’évolution dans l’affrontement a une dynamique anti Macron remettant en cause les choix capitalistes néolibéraux, mais la dynamique politique actuelle est telle que des mouvements de ce type peuvent faire naître des options contradictoires, nationalo identitaires : ne faisons pas comme si le mouvement pouvait régler spontanément ces débats... Il est en effet possible d’unifier le peuple derrière un chef, un bon politique, pas corrompu, ou encore dans le pire des cas un homme fort. Tout cela est bien loin d’un combat politique émancipateur.

De ce fait l’acceptation du débat politique démocratique, de la confrontation d’avis divergents, formalisés par des options différentes, l’acceptation des oppressions croisées, des intérêts différents, parfois même divergents, sont essentiels à une maturation politique.

Le débat actuel sur le Referendum d’Initiative Citoyenne qui est très populaire dans le mouvement des GJ met en évidence ces questions.

Penser que l’on va régler par référendum ce qu’une mobilisation de cette force n’a pas réglé est évidemment illusoire. Mais l’aspiration à une autre démocratie, au contrôle démocratique est positive. Peut-elle passer par la voie de ce type de référendum ? C’est tout à fait discutable.

Qui pose la question, qu’est-ce que chacun.e met derrière la question, comment une question complexe peut être posée simplement, comment respecter les minorités dans ces votes … bien des sujets de débats ...

C’est une illusion ancienne que de penser que le fait que les classes populaires sont ultramajoritaires le vote leur permettra de résoudre leurs problèmes et d’attaquer le pouvoir du capital. La bourgeoisie et son appareil de domination idéologique ont transformé depuis longtemps le vote en un instrument qu’elles maîtrisent assez bien, même si certains aléas les mettent parfois en difficulté relative. Comment croire après le référendum sur le traité européen, depuis l’utilisation de ce type de referendum en Suisse que c’est par cette voie que l’on peut remettre en cause les choix néolibéraux et autoritaires qui structurent le monde aujourd’hui.

C’est positif que soient cherchées des réponses politiques vers plus de démocratie. Ce qui n’empêche que si ce type de référendum est une mesure qui permet des batailles politiques, elle ne permet pas de remettre en cause les choix essentiels des dominants.

► Comment modifier de manière favorable le rapport de forces pour une confrontation générale avec le pouvoir ?

Les quelques centaines de milliers de GJ soutenus par l’immense majorité de la population ont réussi à déstabiliser Macron et son gouvernement, mais il est clair que pour le faire céder, il faut mettre en mouvement les autres couches de la classe des exploité.e.s et des opprimé.e.s, qui si elles soutiennent ce mouvement, ne sont pas entrées dedans.

Tout ce qui a été fait pour les rencontres entre les GJ et les syndicalistes en lutte, les écologistes pour la lutte contre le réchauffement climatique, les lycéen.ne.s, vont dans le bon sens : l’unification de celles et ceux d’en bas.

Les millions de personnes qui soutiennent les GJ ne sont pas entrées en mouvement de manière plus active, c’est sur ce terrain qu’il faut partout où nous militons agir. Mais l’on constate que ce n’est pas si simple d’unifier toutes les colères, et surtout que cela ne pourra se faire sous une seule bannière, même celle des GJ qui a pourtant montré son efficacité.

Il est essentiel de conserver l’autonomie de ce mouvement, de comprendre qu’aujourd’hui personne n’est supérieur et que c’est toutes et tous ensemble que nous pouvons changer les choses. Mais pour cela il ne faut pas que certaines et certains s’estiment avoir une place supérieure : il faut toutes tous se reconnaître et s’accepter avec nos différences pour s’unifier dans l’action.

Cette unité dans l’action de la classe des exploité.e.s et des opprimé.e.s ne pourra se faire que dans le métissage des formes d’organisations et de moyens d’action.

C’est autour de ce type de perspectives que peuvent se trouver les bases d’une recomposition globale des secteurs du mouvement ouvrier qui se sont positionnés en soutien à ce mouvement. Car c’est dans la capacité de prendre en compte ces mobilisations, ces expériences, à peser dans les débats indispensables, que nous montrerons en quoi notre expérience, malgré ses limites, est essentielle pour apporter des réponses politiques globales, pour politiser les colères vers le pouvoir capitaliste en favorisant la démocratie et l’auto émancipation, à partir des mouvements sociaux réels au sein de nos sociétés.

► Cette nouvelle vague de mobilisations, ce mouvement des GJ montre à nouveau l’absence criante d’un mouvement politique, d’une organisation, d’un réseau militant qui structure dans l’action quotidienne les classes populaires autour d’un projet émancipateur.

Partir des mouvements réels, des collectifs en mouvements, pour repenser des formes d’organisation démocratiques … telle est aujourd’hui plus que jamais la tache des anticapitalistes, des révolutionnaires, de celles et ceux qui veulent changer ce vieux monde pourri.

Patrick Le Moal, le 20 décembre

P.-S.
• Ecrit pour la revue Viento Sur :
https://www.vientosur.info/spip.php?article14459

La première version de cette contribution à la réflexion a été modifiée et complétée à la suite de la discussion d’un séminaire de « Pour l’Emancipation politique et sociale ». Les formulations du texte n’engagent cependant que leur auteur.

Notes
[1]
Actuellement de 1 184,93 € nets et touché par 1 655 millions de salariés

[2]
En moyenne, les policiers toucheront au bout d’un an entre 120 euros et 150 euros nets supplémentaires par mois, selon leur grade.

[3]
Démantèlement par ordonnances de pans entiers du code du travail et du droit du licenciement, gel des salaires, renforcement du contrôle des chômeurs, réforme de la retraite avec introduction d’un système par points, suppression des effectifs publics, hausse de la CSG pour les retraités, y compris les plus modestes… réforme de la formation professionnelle, remise en cause des obligations de service public de la SNCF et nouvelle réforme des retraites etc ...

[4]
« Le crépuscule du macronisme, 5 décembre ». Disponible sur ESSF (article 47065), Analyse : le macronisme de ses origines à son crépuscule.

[5]
Gilles Le Gendre, président du groupe LREM à l’Assemblée nationale le 17 décembre dans Territoires d’info sur la chaîne Public Sénat.

[6]
Alors que selon Thomas Picketty les grandes fortunes augmentent : « on observe depuis 1990 une hausse spectaculaire et continue du nombre et des montants des patrimoines déclarés à l’ISF. Cette évolution a eu lieu dans toutes les tranches de l’ISF, en particulier dans les plus élevées, où le nombre et le montant des patrimoines financiers ont progressé encore plus vite que les patrimoines immobiliers, qui ont eux-mêmes progressé beaucoup plus rapidement que le produit intérieur brut (PIB) et la masse salariale. Les baisses boursières de 2001 et 2008 ont certes temporairement calmé cette évolution, mais sitôt les crises passées les tendances longues ont repris leur cours »

[7]
Un peu plus que l’âge moyen de la population française, qui est de 41,4 ans

[8]
Là ou l’emploi est de plus en plus rare, car 80 % des emplois créés le sont dans les 15 grosses métropoles.

[9]
« Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir » 5 décembre 2018. Disponible sur ESSF (article 47262), Passé présent : Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir.

[10]
Par exemple sur les chaines de fabrication automobile, il n’est pas rare que la moitié des opérateurs soient intérimaires, et dans la plupart des secteurs, sous l’effet de l’automatisation et de la sous-traitance les secteurs de fabrication bloquant la production sont minoritaires...

[11]
Autres chiffres significatifs de l’évolution du tissu économique :1 % des entreprises concentrent 85 % de l’investissement, 1 % des entreprises concentrent 97 % des exportations (INSEE)

[12]
Gérard Noiriel : « Une étude qui comparerait la façon dont les médias ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs. »

[13]
Cette compétence est niée par les élites, ce qui renforce le sentiment de « mépris » au sein des milieux populaires

[14]
Voir sur ESSF (article 47048), Appel à des assemblées populaires partout !.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47296

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"Saisir l’occasion — à propos du mouvement des Gilets jaunes"
Publié le 25 décembre 2018
anarchisme | journaux, revues | auto-organisation | Mouvement des Gilets Jaunes
Depuis le premier numéro paru il y a un an, le bulletin anarchiste pour la guerre sociale, « Avis de tempêtes », tient le rythme d’un numéro tous les quinze du mois. Dans le numéro 12, qui vient de paraître, une lecture du mouvement des Gilets jaunes, en suivant une pespective claire, est notamment proposée.

Plus d’une centaine de milliers de personnes en colère qui occupent depuis bientôt quatre semaines ronds-points et péages, qui tentent de bloquer et ralentir le fonctionnement des plate-formes logistiques de supermarchés, de dépôts pétroliers ou à l’occasion d’usines, qui se rassemblent tous les samedis dans les villes moyennes comme dans les métropoles pour prendre d’assaut préfectures et mairies, ou tout simplement détruire et piller ce qui les environne, voilà que l’automne accouche à l’improviste d’un énième mouvement social. De quoi faire accourir tous ceux qui aiment l’odeur des troupeaux, pour tenter de le chevaucher ou simplement être là où ça se passe en suivant l’odeur des lacrymos. Comme lors du mouvement syndical contre la Loi Travail de 2016 (mars-septembre) et ses suites contre les ordonnances en 2017 (septembre-novembre), ou celui contre la réforme de la SNCF cette année (avril-juin) en somme. Sauf que ça ne s’est pas tout à fait passé comme cela.

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Saisir l’occasion — à propos du mouvement des Gilets jaunes

Publié le 25 décembre 2018

Depuis le premier numéro paru il y a un an, le bulletin anarchiste pour la guerre sociale, « Avis de tempêtes », tient le rythme d’un numéro tous les quinze du mois. Dans le numéro 12, qui vient de paraître, une lecture du mouvement des Gilets jaunes, en suivant une pespective claire, est notamment proposée.

Pour une fois, un mouvement a éclaté de façon auto-organisée hors des partis et des syndicats, pour une fois il s’est d’emblée fixé ses propres échéances tant au niveau local que national –des échéances souvent quotidiennes et non pas au rythme hebdomadaire ou mensuel de grandes journées orchestrées par des chefs de troupe et cadrées d’avance avec la police–, définissant même ses propres lieux et parcours d’affrontements et de blocages en refusant obstinément de quémander une autorisation préfectorale préalable. Bref, un peu d’air frais pour tous les militants qui n’attendent rien moins qu’un grand mouvement collectif pour ressortir de chez eux. Et pourtant ! Alors que les miettes réclamées par n’importe quel collectif citoyenniste, syndicaliste ou victimiste à l’aide d’un rapport de force dans la rue pour aider ses représentants à mieux négocier avec le pouvoir n’a jamais empêché grand monde de participer, voici que les braves militants anti-autoritaires se mettent à disséquer celles qui ont fait déborder le vase des gilets jaunes. Ah, mais c’est bien trop réactionnaire de se mettre en colère contre le prix de l’essence ou les taxes. Ah, mais c’est qu’ils voudraient dans leur consultation virtuelle à la fois que le SMIC ou que les retraites augmentent de 40% et une baisse des charges pour les patrons, moins d’élus et que le pouvoir les écoute par référendum, augmenter le nombre de flics et de juges ou remettre hôpitaux, trains et Poste dans les villages, interdire le glyphosate et remettre des usines partout, intégrer les immigrés dociles et virer les nombreux réfugiés déboutés de l’asile, rétablir l’ISF et que les banques cessent de racketer les commerçants. Bref, plus il y a de monde qui rejoint ce mouvement, et plus les cahiers de doléance s’allongent, en un fourre-tout hétéroclite de lieux communs et de réformettes de droite comme de gauche, qui sont la marque d’esclaves tentant de ripoliner leur cage. Rien d’étonnant à demander du changement pour que surtout rien ne change, après plusieurs décennies de dépossession, de restructuration productive et de domestication technologique depuis la dernière tentative d’assaut du ciel des années 70. Rien d’étonnant, mais un jeu plus ouvert qu’il ne l’a été au cours de cette dernière décennie, un jeu seulement donné d’avance pour les météorologistes effrayés qui préféreront toujours le statu quo démocrate et bien huilé aux possibilités de bouleversement en tous sens, à moins bien sûr que la fameuse rupture ne se produise d’un seul coup, magique et pure, bienveillante et sans processus ni dépassements.

Mais voilà, le militant anti-autoritaire pourtant rompu à tout avaler en matière de revendications réformistes pour se mêler aux mouvements de lutte, n’y retrouve cette fois-ci pas assez de lieux communs connus. Le refus des licenciements ou de la fermeture d’une usine qui broie des vies et empoisonne, passe encore, c’est la lutte de claaasse, voyez-vous. Des HLM et autres cages administrées dans des centres dédiés (pour SDF, d’asile, etc.) passe en­core, c’est l’urgence de sortir des miséreux de la rue, voyez-vous. Un procès et des expertises équitables avec en sus des flics en prison, passe encore, tant que c’est dit autrement et porté par des familles. Le refus du tri à l’entrée de la machine à former les futurs dirigeants passe encore, c’est l’occasion de rater des cours sans toucher à la hiérarchie sociale. Le refus d’une nuisance parce que trop ceci ou pas assez cela passe encore, tant que le et son monde ne vient pas briser la belle composition citoyenne avec les aménageurs de l’existant.

A toutes ces occasions et dans bien d’autres, du militant qui tracte son programme à celui qui brise des vitrines ciblées, on prend généralement bien soin de défendre son activité en distinguant le sommet et la base du mouvement, les tristes revendications des organisateurs et la colère des présents, on s’évertue à mettre en balance le prétexte initial pour relever la tête et les possibilités de rompre la routine de l’exploitation, on soupèse les ingrédients du bordel pour faire grossir sa chapelle. Bref, on fait de la politique dans une dialectique avec la gôche : on conscientise, on radicalise, on socialise, on déborde, on recrute et on fait le vilain petit canard de la grande famille progressiste. On rêve même parfois de destituer le président afin de pouvoir se passer d’une rupture révolutionnaire violente. Mais que faire quand il n’y a plus ni base ni sommet et pas même de revendications polies et unitaires, mais une prolifération de colères diffuses (des retraités aux lycéens, des bloqueurs du jour aux émeutiers du soir) ? Quand il n’y a pas de sujet politique à soutenir ou sur lequel s’appuyer ? Quand Facebook devient un ersatz d’assemblée et que le cortège de tête n’a plus le monopole de l’affrontement en manif ? Quand les mots qui sortent sont plus grossiers, les arguments plus confus et les symboles plus rudes ?

Car tout d’un coup, avec le mouvement des gilets jaunes, voilà que le militant anti-autoritaire redécouvre le monde qui l’entourait ! Lui qui s’était extasié hier devant le dit Printemps arabe sans que l’abus « interclassiste » du mot « peuple » (« le peuple veut la chute du régime » était un slogan très présent) et la foison de drapeaux nationaux ne soit un irrémédiable frein, est aujourd’hui dégoûté des mêmes limites de son côté à lui de la Méditerranée. Lui qui hier s’était émeuté contre la Loi Travail ou lors du 1er Mai dernier sans trouver sa présence incompatible avec celle de drapeaux floqués de la faucille et du marteau, ou avec celle de banderoles de tête parisiennes parfois douteuses (taguées de punchlines de rappeurs réactionnaires en tout point) reste aujourd’hui frappé de stupeur par des drapeaux tricolores et des slogans populistes.

Volontairement aveugle, il n’avait jamais remarqué les centaines de drapeaux tricolores dans les rassemblements de la France Insoumise lors de la dernière élection (place de la Bastille à Paris le 18 mars 2017 ou sur le Vieux Port de Marseille le 9 avril 2017), pas plus que ceux déployés par centaines de milliers dans les rues lors de l’épopée victorieuse du spectacle footballistique de juillet 2018 (arborés à l’unisson par de jeunes pauvres des cités et par de vieux riches racistes). Non, le militant est une personne aussi simple que son idéologie de supermarché bio. Un immonde emblème=un facho, point barre. Oui à la casse militante lors de manifestations cadrées, au coude à coude au sein de blacks blocs avec des staliniens, des maoïstes ou des néo-blanquistes organisés, non à celle lors de rassemblements dispersés sans organisateurs ni parcours définis, mais où logiquement des fascistes organisés peuvent aussi être présents. Pour ces militants qui ont plus d’allergie pour les fascistes organisés que pour les staliniens organisés, pour les partis que pour les syndicats, la démangeaison semble plutôt en mode courant alternatif, à moins de réviser le concept de perspectives anti-autoritaires, bien entendu.

A bout d’arguments pour tenir ce mouvement incontrôlé à distance, il n’est même plus surprenant que certains limitants en soient venus à balbutier, comme des girouettes déboussolées, la ritournelle classique du pouvoir : quand il vient, lui, se mêler par réflexe conditionné au bordel dans un mouvement syndical ou de gôche, il peste contre ceux qui l’accusent de « récupérer le mouvement », d’être « un élément extérieur ». Ben non, lui il apporte simplement sa propre contribution émeutière. Mais que des lycéens, des anarchistes ou des voyous s’avisent de se pointer dans le bordel en cours initié par les gilets jaunes pour agir à leur manière et comme bon leur semble, et voilà qu’il reprend à son tour l’antienne sur les pseudo-récupérateurs d’un « mouvement intrinsèquement proto-fasciste ». Dans la course aux catégories du pouvoir, les chasseurs-cueilleurs (oups, les « casseurs-pilleurs »), c’est forcément autre chose ! Et nous qui croyions naïvement qu’un mouvement était d’abord ce que chacun en faisait et ce qui s’y passe réellement, au-delà de ses représentations et sujets politiques fantasmés.

***

Finalement, pour nombre d’anti-autoritaires, il a semblé pendant une semaine ou deux plus prudent de rester en territoire connu, en mouche du coche du fameux camp du progrès social, fût-il syndicaliste tendance CGT-matons ou SUD-Intérieur, patriotard tendance 6e République ou politicien tendance Indigènes, plutôt que d’affronter l’imprévu d’une contestation ouverte sans dirigeants ni cadre fixé a priori. Avant bien sûr de se jeter dedans, mais de la même manière qu’il le faisait auparavant, en ajoutant une pierre à pierre, un tag à un tag, et ainsi de suite. Et alors très vite est apparu ce mot magique, « situation pré-insurrectionnelle », justifiant à lui tout seul d’avoir sauté le pas, même en se pinçant un peu le nez. Se noyer avec délice dans le troupeau rouge ou plonger avec réticence dans le troupeau jaune, participer pour influencer ou rester spectateur pour garder les mains propres, voilà un bon exemple de fausses dichotomies, parce que les termes mêmes de la question sont biaisés. A notre avis, la question n’est en effet jamais de participer ou pas à un mouvement, d’en être acteur ou spectateur, mais uniquement d’agir pour détruire l’existant en toute circonstance, avec ou sans contexte de lutte particulier, que les autres se meuvent pour telle ou telle miette initiale plus ou moins (in)intéressante, tant qu’on le fait avec nos propres idées, pratiques et perspectives. Dedans, dehors ou à côté d’un mouvement, en rapport avec lui ou bien au large. Seul ou à plusieurs. De jour comme de nuit.

Quant à la question insurrectionnelle, il est vrai que si on veut abattre l’État et détruire toute autorité, elle semble un préalable indispensable, qui ne sera de toute façon pas le seul fait des anarchistes et des révolutionnaires (c’est d’ailleurs pour cela que les autoritaires néo-blanquistes passent leur temps à tenter de chevaucher luttes et mouvements, pour trouver une masse à manœuvrer, ou que d’autres tentent sans cesse d’y recruter des adeptes). Les révoltes et les insurrections éclatent déjà sans nous, et lorsqu’on a ni désir de diriger ces mouvements ni mépris envers les esclaves qui se révoltent pour leurs propres raisons, la question intéressante à se poser devient plutôt : qu’est-ce que nous voulons faire, nous ? Agir déjà sans attendre personne, ici et maintenant, n’exclut en effet pas la possibilité de le faire a fortiori quand éclate une situation de bordel chaotique, En tout cas pas quand on a déjà réfléchi un minimum à nos propres perspectives. Quand on est alors capables en toute autonomie de saisir les occasions qui se présentent pour tenter de réaliser nos propres projets subversifs.

Quant à la révolution, nous rejoignons ce que des anarchistes italiens viennent d’écrire dans un texte ayant trait à ce qui se passe en France (Di che colore è la tua Mesa ?), dont nous reprenons ici un des développements :Pour ceux qui caressent encore ce désir, comment imagine-t-on que la révolution puisse éclater ? Pense-t-on vraiment que ce sera l’œuvre d’une convergence de mouvements sociaux, tous dotés de leur juste revendication, mus par des décisions prises à l’unanimité au cours d’assemblées où l’idée la plus radicale emportera le morceau ? Et donc avec un scénario de ce genre : naît un mouvement à la cause impeccable, à sa tête se trouvent les militants les plus illuminés qui le guident de bataille en bataille en obtenant des victoires enthousiasmantes, ses rangs grossissent, sa réputation s’accroît, son exemple se diffuse de manière contagieuse, d’autres mouvements similaires sur­gissent, leur puissance se rencontre, ils s’alimentent et se multiplient réciproquement, jusqu’à arriver à l’affrontement final au cours duquel l’État est enfin abattu… Quel beau récit ! Qui l’a produit, Netflix ? A quel épisode on en est ? Si on ne veut pas en rire, on peut toujours rester sérieux. Mieux, on peut même analyser scientifiquement. Comme ces visionnaires bordiguistes qui dès août 1936 savaient qu’il n’y avait aucune révolution en cours en Espagne. La raison était évidente, une évidence sous les yeux de tous, c’est même embarrassant de le rappeler : sans théorie révolutionnaire pas de révolution, sans parti révolutionnaire pas de théorie révolutionnaire. En Espagne y avait-il le parti révolutionnaire (le leur, évidemment) ? Non ? Et alors, de quoi pouvait-on parler ?

Parce qu’au cours de l’histoire, l’étincelle des émeutes, insurrections et révolutions a presque toujours surgi non pas de profondes raisons mais de simples prétextes (par exemple : le déplacement d’une batterie de canons a déclenché la Commune de Paris, une protestation contre le rata de la marine militaire a allumé la révolution spartakiste, le suicide d’un vendeur à la sauvette a lancé le dit Printemps arabe, l’abattage de quelques arbres a entraîné la révolte du Parc Gezi en Turquie), nous trouvons vraiment embarrassant ceux qui face à ce qui se passe avec les gilets jaunes (ou hier en Espagne avec les autonomistes catalans) n’acèrent leur regard que pour y trouver des traces du programme communiste, ou de la pensée anarchiste, ou de la théorie radicale, ou de la critique anti-industrielle, ou… Après quoi, suite à la déception de ne pas avoir discerné dans la rue de contenus suffisamment subversifs, de ne pas avoir compté de masses suffisamment nombreuses, de ne pas avoir remarqué des origines suffisamment prolétariennes, de ne pas avoir constaté de présences féminines suffisamment paritaires, de ne pas avoir entendu un langage suffisamment correct –on pourrait allonger la liste à l’infini– il ne reste qu’à s’horrifier et demander à qui peut bien profiter toute cette agitation sociale. Cui prodest ?

Si certains attribuent les émeutes qui ont secoué le pays en novembre 2005 à une manœuvre pré-électorale de Sarkozy, qui aurait intentionnellement répandu de l’essence sur une petite flamme facile à allumer puis à éteindre (une des nombreuses bavures de la police) pour être ensuite remercié en tant que chef des pompiers efficace, de la même manière il serait aujourd’hui facile de voir la patte de Le Pen derrière la demande populaire de démission de Macron. A présent que souffle fort à travers toute l’Europe un vent favorable à la droite, pourquoi attendre la prochaine échéance électorale quand il est possible de l’anticiper avec un petit coup d’épaule ? Il s’agit d’une hypothèse complotiste qui, y compris dans son caractère logique, est surtout complètement idiote à formuler. Mais bien sûr que Sarkozy-le-dompteur ou que Le Pen-l’aspirante-directrice-du-cirque pourraient avoir libéré en cachette les fauves pour semer la panique et, après la fin de l’urgence, être appelés pour remplacer l’incompétent qui n’a pas su protéger la société !

Mais imaginons, même de façon absurde, que ça ce soit passé ainsi… et alors ? Ces fauves ce sont nous tous, et c’est justement lors de moments de liberté de mouvement que nos possibilités augmentent pour se débarrasser pour toujours des cages de ce monde. Tant que nous sommes enfermés dedans nous restons surtout impuissants, seulement capables de rugir et de montrer des dents toujours plus cariées. Mais en ces jours de liberté, bien qu’on puisse être pourchassés, tout redevient possible – y compris l’impossible. Il est prévu que notre liberté ne soit que provisoire, une brève disposition dans un investissement à moyen ou à long terme ? Et bien, c’est à nous de faire qu’elle devienne définitive, en envoyant valser les plans de ceux qui étaient certains de pouvoir commander le démon de la révolte après l’avoir invoqué. Si quelqu’un nous laisse la cage ouverte, cela a peu de sens de se perdre dans des élucubrations sur leurs intentions réelles ou de rester enfermés dedans pour ne pas servir d’obscures trames. Mieux vaut se précipiter dehors et tenter à tout prix de ne pas être repris.

Ceci dit, pour qui caresse encore un tel désir, comment imagine-t-on l’explosion d’une révolution ? Conscient qu’elle ne pourra probablement jaillir que d’une situation hétérogène, au milieu d’intérêts opposés, exprimés de manière confuse et contradictoire, devons-nous pour autant défendre des intérêts opposés, exprimés de manière confuse et contradictoire ? Le fait que le prétexte d’émeutes, d’insurrections et de révolutions soit presque toujours banal signifie-t-il qu’il faille en répéter la banalité ?

***

Le piège de tous les militants –qu’ils soient défaitistes ou enthousiastes– est que dans les situations d’effervescence sociale leur cerveau est étalonné pour se poser un seul problème, soit quels rapports directs et productifs instaurer avec les mouvements de protestation. Ils sont obsédés par la quête du sujet révolutionnaire au service duquel se placer, ou seulement pour en faire l’apologie. C’est ainsi qu’on peut mettre en avant le moindre affrontement dans les banlieues avec la police ou les autorités sans se soucier de la question des motivations individuelles (est-ce lié à un commerce de substances illicites, à un problème d’embauche de main d’œuvre locale, à une bataille mafieuse de territoire, à un entraînement religieux, ou à beaucoup d’autres choses encore ?) tout en refusant obstinément de prendre en compte le moindre affrontement de gilets jaunes sur les places et les ronds points avec la police ou les autorités parce qu’on ne préjuge que trop des motivations individuelles (est-ce lié à un commerce de substances licites, à un problème d’embauche de main d’œuvre, à une grogne sociale sur les taxes, à un entraînement nationaliste, ou à beaucoup d’autres choses encore ?).

C’est comme si on redécouvrait la même eau tiède à chaque fois : non, les autres révoltés ne sont pas anarchistes, et entrent dans la danse pour leurs propres raisons, qu’on les trouve passionnantes ou futiles, qu’on les connaisse explicitement, ou pas. Mais ce qui nous intéresse, nous, c’est que la révolte ouvre ici des espaces à d’autres là, dans une possibilité diffuse d’aller du centre vers la périphérie, qu’elle permet d’expérimenter des formes de complicités directes ou indirectes, et rompt une normalité qui n’a que trop duré. C’est aux anarchistes eux-mêmes qu’il revient de faire vibrer leurs propres perspectives contre toute autorité en alimentant les vases communicants entre idée et action, pas à d’autres. Dans les moments de calme comme de tempête. Et alors, peut-être, que nos rêves ou nos rages rencontreront un écho chez d’autres cœurs insoumis.

Heureusement pourtant, tout le monde n’est pas militant, et peut donc s’intéresser plus à ce que tout conflit ou désordre ouvre, non pas tant pour les autres, mais pour soi aussi. Au milieu de ce bordel qui ralentit l’intervention répressive et facilite le pas vu pas pris, existe-t-il des possibilités autrement beaucoup plus ardues, voire impossibles ? Loin de ce bordel sur lequel se concentre le contrôle, peut-on atteindre des objectifs autrement invulnérables ? En examinant d’un peu plus près le mouvement des gilets jaunes en cours, on s’apercevra que beaucoup ont déjà commencé à répondre à ces questions, nous permettant d’aborder ici quelques pistes sur les possibilités de saisir l’occasion. Ce ne sont que des exemples loin de constituer un inventaire exhaustif, des pistes banales si on veut, plus ou moins partageables, mais toutes disent quelque chose pour nourrir l’imagination,

Le 24 novembre sur les Champs-Élysées, alors qu’il n’était pas encore évident que les samedis successifs allaient prendre des tournures émeutières au-delà des dispositifs policiers, des inconnus ont entrepris d’éloigner les affres du salariat en s’organisant pour piller la boutique Dior. Ce sont près de 500 000 euros de bijoux et autres colifichets qui ont ainsi changé de main en quelques minutes à côté des affrontements. Au-delà de l’expropriation de produits de consommation courante qui vont dans un large spectre de magasins de sport ou de fringues à des supermarchés, de la téléphonie mobile à des ordinateurs portables (Paris, Marseille, La Réunion, Toulouse, Saint-Étienne, Le Havre, Bordeaux, Charleville-Mézières, Saint-Avold, Le Mans, Bourg-en-Bresse), plusieurs autres bijouteries ou magasins de luxe ont également été dépouillés ici ou là. De façon générale, rien que dans la capitale, la Chambre de commerce et d’industrie a recensé lors de l’émeute parisienne du 1er décembre 142 commerces saccagés ou pillés (+ 95 à la vitrine juste endommagée), ainsi que 144 commerces saccagés ou pillés (+ 102 à la vitrine juste endommagée) pour celle du 8 décembre.

Dans le même ordre d’idées, on pourrait se demander quelles autres possibilités offre le fait de tenir un rond-point, en plus de bloquer ou freiner la circulation de marchandises et que se nouent des complicités dans l’action. A ce titre, l’exemple de ce qui s’est passé en Belgique peut être plutôt éloquent. Non contents d’avoir incendié un camion-citerne à Feluy (20 novembre) et y avoir affronté durement la police pendant plusieurs jours, ce sont également cinq poids-lourds bloqués qui ont été soulagés de leur chargement les jours suivants (21-22 novembre). Après que le mouvement des gilets jaunes ait été rejoint par quelques centaines d’autres personnes en déplaçant le point de conflit de l’autoroute vers la ville de Charleroi, dépassant la question de l’origine sociale ou géographique, la pratique du pillage a continué. En plus du traditionnel supermarché, c’est ainsi un distributeur de billets de la BNP qui a fini par être non pas simplement détruit mais d’abord arraché de son socle pour être vidé (23 novembre).

Dans un rapport identique dès le début du mouvement, un camion chargé de 900 pneus est rapidement immobilisé au Havre sur un rond-point tenu par des gilets jaunes (20 novembre). Une fois son système de sécurité désactivé, quelques individus ont entrepris de le vider, et pas moins de 250 pneus neufs se sont envolés dans la nature, malgré l’opposition des plus légalistes. Une heure plus tard, enhardis par de nouvelles possibilités, c’est un magasin informatique situé à côté du rond-point qui a été entièrement pillé (ainsi que le restaurant de la zone commerciale).

Pillage de bijouteries, de poids-lourds, de DAB, combien d’autres possibilités encore lorsqu’un mouvement comme celui des gilets jaunes ouvre des espaces à tous et à chacun sans chefs ni service d’ordre ni parcours préparé avec les flics ?

Le 1er décembre en Avignon, alors que comme dans beaucoup d’autres villes les manifestants se concentraient devant la mairie ou la préfecture pour tenter de l’envahir (celle du Puy-en-Velay a été partiellement incendiée le 1er décembre aux cris de « Vous allez griller comme des poulets »), un petit groupe a quant à lui décidé de s’occuper du Palais de Justice : près de 30 mètres de ses épaisses vitres ont été brisées. A Charleroi, le tribunal a également reçu des molotovs pendant les émeutes.

A Toulouse le 8 décembre pendant l’émeute ravageuse qui a duré de longues heures, un groupe a de la même façon décidé d’aller rendre visite au centre de gestion de la vidéosurveillance de la ville, situé dans le quartier Saint-Cyprien. Alors que les mateurs municipaux se trouvaient à l’intérieur, ses vitres ont commencé à être brisées et sa propre caméra caillassée. Si l’assaut n’a été que trop bref, les syndicats ont tout de même demandé le déménagement du PC de vidéo-surveillance de Toulouse, qui a eu chaud pour cette fois. A Blagnac le 4 décembre, au lieu de simplement bloquer le lycée Saint-Exupéry, des lycéens ont incendié la montagne de poubelles savamment empilées devant l’entrée : il a détruit la loge d’accueil et le hall, tandis que les salles des professeurs, le CDI, les locaux de l’administration et les salles de sciences ont été fortement détériorés (1 million d’euros de dégâts) et le bahut fermé une bonne semaine. Sur le péage autoroutier de Narbonne-Sud bloqué par des gilets jaunes, la nuit du 2 décembre un groupe a non seulement entrepris de le saccager (comme à Virsac, Perpignan, Bollène, La Ciotat, Sète, Muy, Carcassonne), mais surtout d’incendier à la fois les infrastructures de Vinci et celles de la gendarmerie : outre ses 800 m² de locaux et son PC-sécurité, Vinci a perdu une trentaine de véhicules, tandis que les militaires ont perdu deux camionnettes en plus de leurs locaux et son matériel (ordinateurs, moyens radio, uniformes).

Attaque de tribunal, de centre de vidéosurveillance, de gendarmerie ou de lycée, combien d’autres possibilités encore lorsqu’un mouvement comme celui des gilets jaunes ouvre des espaces à tous et à chacun sans chefs ni service d’ordre ni parcours préparé avec les flics ?

Enfin, plus loin des foules, soit en profitant que les forces de répression soient trop occupées ailleurs, soit pour nourrir le conflit en cours avec ses propres objectifs, des noctambules sont partis se promener sous la lune. D’un côté, plusieurs centres des impôts ou URSSAF ont été attaqués de différentes manières (aux pneus enflammés à Vénissieux le 2 déc., à Riom le 4 déc. et à Semur-en-Auxois le 14 déc., à la bonbonne de gaz et molotovs à Privas le 8 déc., avec borne incendie pour l’inonder à Nyons le 8 déc., au molotov à Saint-Andiol le 4 déc. et à Saint-Avold le 14 déc., au container à poubelles en feu à Chalon-sur-Saône le 27 nov.). D’un autre côté, en visant le trafic ferroviaire dans une période où bloquer les flux n’a pas de raison de se limiter aux routes : un poste relais électrique de signalisation de la SNCF a été incendié à Castellas le 30 novembre, tandis que quatre jeunes gilets jaunes qui s’étaient rencontrés sur un rond-point lorrain se sont lancés dans une virée nocturne le 28 novembre. Ils ont ainsi saboté 9 passages à niveau entre Saint-Dié et Nancy, fracturant au pied de biche les boîtiers de commande pour forcer le mécanisme à baisser les barrières, bloquant ainsi toute la circulation routière. Ailleurs encore, c’est une permanence électorale de la députée LREM qui a perdu ses vitres à Vernon (Eure) le 29 novembre et idem à Nantes le 6 décembre, ou c’est directement le domicile de deux autres qui ont été visés : à Vézac (Dordogne) le 10 décembre, la voiture de la députée et celle de son mari sont partis en fumée ; à Bourgtheroulde (Eure) le 15 décembre, des gilets jaunes ont fléché de 20 panneaux la route menant jusqu’au domicile du député, qui a reçu six coups de fusil de chasse devant sa porte.

Destruction de lieux du pouvoir, sabotages d’axes de transport ferroviaire, visites de permanences et domiciles de députés, combien d’autres possibilités encore pour qui entend apporter sa contribution nocturne, y compris non consensuelle, à travers des gestes allant aussi bien contre les revendications du mouvement que contre les intérêts de l’État ? Quand une antenne de téléphonie Orange est sabotée comme le 12 novembre à Villeparisis, nous ne pensons pas que cela aille immédiatement dans le sens d’une lutte embourbée dans les cages technologiques. Et alors ? Quand trois sites d’Enedis sont livrés aux flammes comme à Foix le 6 décembre, nous ne pensons pas que cela aille immédiatement dans le sens d’une lutte qui demande plus d’État et de services publics de proximité. Et alors ?

Il existe autant de possibilités d’alimenter la guerre sociale que d’individus. Dedans, dehors ou à côté d’un mouvement, en rapport avec lui ou bien au large. Seuls ou à plusieurs. De jour comme de nuit. Tant qu’on le fait avec nos propres idées, pratiques et perspectives, loin de la politique, du grégarisme ou de la composition. Avec ce mouvement des gilets jaunes comme de façon plus générale, l’un des nœuds de la question réside d’ailleurs certainement là : au fait, quelle est notre propre perspective ? Et quels moyens nous donnons-nous pour l’atteindre, à froid comme à chaud ? Un peu d’imagination, que diable !

P.-S.
On peut lire le bulletin entier sur le blog https://avisdetempetes.noblogs.org/ ; on peut également l’imprimer (format A5, 20 pages) et le diffuser autour de soi.

https://paris-luttes.info/saisir-l-occasion-11337

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